Nostradamus
seigneur de haute mine… il faut vous dire
qu’on se retournait sur moi… un jeune baron, donc…
– C’est comme moi, interrompit la
Boiteuse. J’avais, en l’an trente-neuf, mes deux jambes d’aplomb.
Moi, c’était un duc, le duc de…
– Oui, mais veillons. Nous aurons chacune
deux cents écus demain à midi sonnant. Je ne fus pas cruelle au
baron. Si je ne l’avais consolé, il était capable d’en mourir, et
alors…
– Moi, mon duc se fût passé l’épée au
travers du corps. Et quand je pense que cette petite ne veut pas
d’un roi.
Elles levèrent les yeux au plafond, et, en
chœur :
– Veillons, veillons !
– Il faut vous dire qu’après le baron,
reprit l’Arquebuse… Êtes-vous sûre que nous aurons nos deux cents
écus ?
– Saint-André est riche. On le dit maître
de millions.
– Des millions ! Ah ! des
millions !…
– Comment peut être fait un million,
dites, ma chère ?…
– Voulez-vous en voir un ? fit une
voix.
Les deux matrones jetèrent un cri perçant. Un
homme était là près d’elles. Mais presque aussitôt elles furent
rassurées en reconnaissant le fils du maréchal. Elles trouvèrent
naturel que Roland eût été chargé sans doute de leur apporter un
ordre du maréchal.
– Voulez-vous savoir comment est fait un
million ?
Elles se regardèrent, effarées. Il
disait :
un million.
Il eût aussi bien dit :
deux, trois millions ! Tout !… Introduit et guidé
jusqu’ici par le cornette, à qui il avait promis de payer ses
dettes, il était venu en disant : j’offrirai mille livres aux
deux commères.
Le mot
million
vint tout seul à ses
lèvres.
– Un million que vous vous
partagerez !
– Quand l’aurons-nous ? fit
l’Arquebuse.
– Dans quelques heures. Je suis le fils
du maréchal de Saint-André. En ce moment les trésors du maréchal
sont dans les caves de mon hôtel. Demain, trouvez-vous chez moi,
rue de Béthisy, et vous verrez
comment est fait un
million.
– Votre père doit nous donner à chacune
vingt mille écus…
– Un million, grinça Roland. Je vous
donne un million !
– Pour, continua l’Arquebuse, garder ici
cette jolie jeunesse auprès de laquelle nous devons demain mercredi
introduire un puissant seigneur que nous ne connaissons pas…
– Mais qui peut nous faire pendre, acheva
la Boiteuse.
– Un million ! rugit Roland.
Il crispa les poings. Elles eurent peur.
– Hé ! fit l’Arquebuse, il fallait
ça, voyez-vous, pour nous décider à vous livrer la
petite !
– Oui, dit la Boiteuse gravement, il
fallait cela : un million !
Livrer Florise à Roland ! Il n’en avait
pas été dit un mot. Mais elles avaient deviné. Roland n’y prêta pas
garde.
– Il s’agit de me l’amener à l’auberge,
dès l’aube.
– Par où passerons-nous ? Il y a des
gardes dans la cour.
– Venez, dit Roland, qui sourit.
La Boiteuse resta. L’Arquebuse accompagna
Roland.
Au bout d’une demi-heure, l’Arquebuse remonta.
La Boiteuse l’attendait avec une fébrile angoisse.
L’aube commençait. Elles éteignirent le
flambeau. L’Arquebuse raconta la descente, le souterrain, la porte
de fer, montrés par Roland.
– Comment l’emporter ? dit la
Boiteuse. Elle va crier.
– Il faut qu’elle vienne d’elle-même, dit
l’Arquebuse.
– Je vais lui dire que je me repens et
lui proposer de fuir…
– Elle ne nous croira pas… Laissez-moi
faire : je sais ce qu’il faut dire : le jeune homme au
million m’a expliqué.
– Au million ! songea la Boiteuse.
Si je pouvais l’avoir seule !
L’Arquebuse pensait :
– Le million sera pour moi !
À voix basse, elles convinrent de leur plan.
Et alors, l’Arquebuse entra dans la chambre de Florise…
Elle dormait. Son sommeil était agité. Son
bras gauche pendait du lit. Sa main droite se crispait sur le
manche d’un petit poignard.
L’Arquebuse s’approcha et la toucha à
l’épaule. Florise, éveillée se souleva, et sa voix trembla de
fierté outragée :
– Comment osez-vous me toucher ?
Surveillez, espionnez. Mais épargnez-moi votre contact et votre
présence. Sortez !
– Madame, le roi est dans la cour du
château.
– Le roi !… bondit Florise.
– Madame, un seul mot. Le roi nous donne
deux cents écus…
– Misérable ! râla Florise, qui
tentait de se vêtir.
– Promettez le double, siffla la femme,
et je vous fais fuir.
– Fuir ! oh ! oui, fuir !…
Le double !
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