Par ce signe tu vaincras
était opulente et fière. Là s’étaient mariés les rois conquérants et catholiques, Ferdinand et Isabelle. Là était mort Christophe Colomb qui avait dressé la croix du Christ sur les frontières du monde et converti les païens à notre foi.
Là vivait la noblesse de Castille.
J’ai marché plus lentement. J’avais le sentiment d’avoir atteint mon but. Ici commençait ma vraie vie. J’étais enfin libre de mes chaînes.
Je me suis signé devant la façade d’une église aux pierres ciselées dont j’appris plus tard qu’elle était Santa Maria la Antigua, construite là sur ordre de l’empereur bourguignon et germanique Charles Quint.
À quelques pas se dressait, ocre et austère, le Palacio Sarmiento, la demeure de Diego de Sarmiento, mon ancien compagnon de chiourme.
Et la joie m’a envahi. Alors que nous débarquions des galères sur les quais de Toulon, la ville livrée aux infidèles, il m’avait lancé le motd’ esperanza. Et j’étais là, libre. Dans la cité des Rois Catholiques qui avaient fait plier le genou aux infidèles. Ces rois dont, dans le bagne d’Alger, Sarmiento nous avait tant de fois raconté l’épopée, la Reconquista.
Au moment où je m’engouffrais sous le porche, Juan Mora s’est approché de moi. Il plissait les paupières, masquant ainsi son regard.
— Tu peux me renvoyer, a-t-il dit. Je t’ai guidé là où tu devais aller.
Il a tourné la tête, montré la rue, la foule, la ville.
— Que veux-tu, toi ? ai-je demandé.
Il est resté silencieux, les bras croisés.
— Tu peux partir ou rester, tu es un homme libre, ai-je repris.
Son visage s’est contracté. J’ai deviné de l’incompréhension et du mépris dans cette façon qu’il avait d’avancer les lèvres, creusant les rides autour de sa bouche.
J’étais le maître auquel Aïcha l’avait donné. C’était à moi de choisir. Vivre, je le savais depuis qu’à Toulon j’avais refusé d’être racheté par mon père, c’était décider.
J’ai posé la main sur l’épaule de Juan Mora.
— Tu es à moi, tu restes avec moi.
Il m’a fixé, puis a relevé un peu la tête.
— Autrefois, le nom de Valladolid était Belad-Oualid, a-t-il dit.
Il a répété, d’une voix plus forte et plus rauque :
— Belad-Oualid, Belad-Oualid…
26.
Diego de Sarmiento a ouvert les bras et nous nous sommes serrés l’un contre l’autre jusqu’à en perdre le souffle.
Puis nous nous sommes tus.
J’avais imaginé que nous évoquerions nos souffrances passées dans l’enfer des chiourmes et des bagnes d’Alger.
Je voulais lui parler de Mathilde de Mons et de Dragut, de Michele Spriano, et lui rappeler ce mot, Esperanza , qu’il m’avait lancé sur les quais de Toulon et que je n’avais jamais oublié.
Mais j’étais comme étouffé par ces souvenirs avec, dans la bouche, un goût douceâtre de sang et, devant les yeux, des images de mort.
Tant de corps martyrisés devant moi durant ces années !
J’ai regardé Sarmiento à la dérobée. Il se tenait penché en avant, les coudes sur les cuisses, immobile comme si lui aussi contemplait, fasciné, le temps écoulé.
Il émanait de lui une impression de force. Il était plus corpulent qu’autrefois. Son visage plus rond était pris dans une barbe crépue. Il serrait les poings.
J’ai tendu les mains au-dessus des flammes bleutées qui crépitaient dans la cheminée. Je lui ai confié que mes doigts avaient étranglé un renégat et que, souvent, le visage et le corps de cet homme venaient me hanter comme un remords, même si je ne regrettais pas de l’avoir tué.
Sarmiento s’est lentement tourné vers moi, puis a haussé les épaules.
Un renégat, a-t-il commencé, plus encore qu’un infidèle méritait à ses yeux le châtiment. Et le remords n’était qu’un piège du diable.
Il a élevé la voix et continué : celui qui combattait au nom du Christ avait le devoir de punir et de tuer ceux qui reniaient le baptême, commettaient des actes sacrilèges ou souillaient de leur présence les Lieux saints. Il ne fallait montrer aucune pitié pour les hérétiques ou les infidèles. Les uns refusaient la communion et la sainte messe, les autres maculaient le tombeau du Christ ou faisaient de nos cathédrales des mosquées.
Un chrétien pouvait-il accepter cela ?
Il avait souvent brandi les poings comme pour menacer des ennemis tapis dans la pénombre de la pièce éclairée seulement par ce feu qui me brûlait le
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