Par le sang versé
Égal à lui-même, Noack est installé, étendu au bord du cours d’eau dans lequel il s’est déjà plusieurs fois baigné. Prince, l’ordonnance sénégalais du lieutenant, a installé un phonographe qu’il remonte à chaque 78-tours et sur lequel il dispose les disques, après les avoir essuyés à l’aide d’un petit plumeau.
En attendant l’heure sacrée de son cocktail, le lieutenant Noack, allongé sur la plage, se laisse bercer par le vent tiède et les Concertos brandebourgeois.
Le plan de l’ennemi devient évident avant la pause du déjeuner. Le coup de feu est à peine perceptible. Il vient de très haut dans la montagne. Du tablier du pont, un homme s’écroule, mortellement atteint et son corps bascule dans l’eau. Noack se précipite ; en quelques secondes, il est à hauteur de l’homme et le ramène sur la rive. Il ne peut que constater la mort du malheureux.
Le calme total est revenu. Raphanaud fait le tour des postes, interrogeant les guetteurs. Personne n’a rien vu, aucun d’eux ne peut dire de quel versant le coup est parti. Raphanaud a compris ; mentalement il rend hommage à la stratégie de l’ennemi. Ils savent que la position est inattaquable en force. Ils savent qu’un petit groupe serait vite anéanti par les mortiers et les canons du train. Il ne leur restait qu’une solution : quelques tireurs isolés et mobiles qui vont au hasard essayer d’abattre un travailleur, puis se déplacer pour tirer de nouveau d’un tout autre endroit. Les montagnes qui surplombent la voie de chaque côté sont couvertes d’une dense végétation d’arbres, d’arbustes, et d’un maquis touffu. Sur ce terrain un ratissage est pratiquement impossible, et lancer des patrouilles au hasard serait prendre un grand risque et exposer inutilement la vie des hommes avec des chances de succès restreintes.
Raphanaud rassemble au carré Lehiat, Noack et Parsianni. Les quatre hommes n’ont pas commencé leur conférence qu’un second coup de feu est tiré et que Grandval se précipite pour leur apprendre la mort d’un deuxième pontonnier.
Raphanaud déclare amèrement :
« C’est bon, Grandval, faites cesser le travail, nous allons aviser. Que tout le monde se tienne à l’abri jusqu’à nouvel ordre. »
Le premier, Parsianni prend la parole.
« Il faut grimper, établir des postes de protection dans la montagne, c’est la seule solution. »
Raphanaud hausse les épaules.
« Tu as vu le terrain. Il faut parcourir plus de cinq cents mètres avec comme seule protection des herbes de trente centimètres de haut. Un seul tireur d’en haut peut me foutre sans risque trente types au tapis.
– Je pensais de nuit, en rampant, rectifie Parsianni.
– Ils seront repérés à l’aube en installant leurs postes et ça n’empêchera pas les tireurs isolés viets de remettre ça demain matin.
– On va tout de même pas réclamer un bataillon à Phan-Thiet pour trois pouilleux embusqués dans la montagne ! » tonne Noack.
Raphanaud demeure songeur.
« Trois pouilleux indécelables et une compagnie contrainte à travailler à découvert, ça peut faire du dégât.
– Alors quoi ? On reste sur place en attendant l’armistice ?
– Noack, je vous ai déjà prié d’adopter un autre ton quand vous vous adressez à moi ! lance Raphanaud, sèchement.
– Excusez-moi, mon capitaine », réplique Noack, se figeant dans un garde-à-vous ostensiblement spectaculaire et rajustant son monocle.
D’un ton las, Raphanaud poursuit :
« Je vous ai également recommandé maintes fois de garder vos facéties pour les moments de détente. En ce moment j’ai besoin de l’officier efficace et expérimenté que vous êtes, pas du pitre. »
Vexé, Noack reprend son sérieux.
« Voilà ce que je ferais, mon capitaine : je tenterais de les battre à leur propre jeu. J’enverrais cette nuit des hommes deux par deux – une bonne trentaine de chaque côté – avec pour mission de se planquer dans la montagne, dans des trous, dans des arbres, n’importe où, pourvu qu’ils ne se fassent pas repérer, qu’ils ne bougent pas à l’aube et que leur mouvement dans la nuit soit absolument imperceptible. S’ils y parviennent, et je crois que les légionnaires en sont capables, demain lorsqu’un viet tirera son premier coup de feu, il sera repéré aussitôt par un de nos couples embusqués. De gibier, il faut devenir chasseur, c’est la seule solution.
– Exact,
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