Par le sang versé
mais pourquoi les envoyer par paires ? Si on les expédie un par un, on double les chances et on couvre une plus grande surface.
– Je pensais à leur moral, mais vous avez raison.
– Je n’ai rien à foutre de leur moral, on les a sélectionnés, non ? Est-ce que les viets pensent au moral des solitaires qui s’apprêtent à nous tirer comme des grives ? Ils iront un par un, trente de chaque côté, en diagonale, de la base au sommet. Nous allons étudier les positions exactes sur la carte et les briefer sérieusement avant leur départ.
– Mon capitaine, interrompt Noack, je suis dans le coup, bien entendu.
– Vous savez que je ne peux pas exposer un officier.
– Mon capitaine, si on reste bloqué trois jours, je n’aurai plus une goutte d’alcool, je ne vous serv irai à rien. »
Raphanaud sourit.
« D’accord. Du reste je compte sur vous pour disposer les hommes. Vous pouvez partir dès la nuit tombée, et lâcher vos légionnaires un à un ; vous occuperez donc la position la plus élevée. Parsianni adoptera exactement la même tactique de l’autre côté. Il vous reste à choisir vos hommes et à les mettre au courant. »
Dix heures du soir, la veille de Camerone.
Noack progresse à plat ventre, suivi de vingt-neuf légionnaires. Ils se déplacent, par reptation, provoquant dans la bruyère sèche moins de mouvement que le vent léger qui la frôle. Ils ont tous leurs consignes en tête : pas un mot, même chuchoté, pas une plainte, quoi qu’il arrive. Ils rampent en file indienne, les pieds de l’un toujours à portée de bras de son suiveur de façon à ce que la file tout entière puisse être stoppée silencieusement en cas d’incident. Un caporal danois, Jan Hallberg, rampe en troisième position séparé par un seul homme du lieutenant qui ouvre le chemin. La nuit n’est pas d’une grande luminosité, mais la visibilité est suffisante.
Le drame se produit alors que la chenille humaine est sur le point d’atteindre, en lisière de la forêt, les premiers contreforts montagneux. Hallberg saisit la cheville de l’homme qui le précède et la serre violemment. L’homme, à son tour, répète le même geste sur la cheville du lieutenant. Hallberg s’est arrêté, stoppant derrière lui toute la file. Le lieutenant et le légionnaire de tête se sont retournés ; ils s’aperçoivent qu’Hallberg tremble de tout son corps, sa tête repose sur son avant-bras replié qu’il mord violemment pour ne pas hurler. En se portant silencieusement aux côtés d’Hallberg, le lieutenant perçoit sur sa droite dans l’herbage un froissement qui lui fait comprendre immédiatement la situation : le Danois, sans aucun doute, vient d’être mordu par un serpent. Hallberg mord toujours son bras sur lequel se répand maintenant une bave blanchâtre. Noack le saisit par les épaules et le retourne sur le dos. Le légionnaire ne desserre pas les dents. Dans un effort surhumain, il parvient à ne pas laisser échapper le moindre gémissement.
Il a la force de désigner de sa main gauche le point de la morsure : en plein ventre, juste au-dessus du nombril. Si, comme le pense Noack, le serpent était un naja nain, l’homme est perdu ; néanmoins, le lieutenant déchire la peau d’Hallberg en croix à l’aide de son poignard et se met à sucer le sang avec énergie. De ses mains puissantes, il serre le ventre musclé qui offre peu de prise et ne retire sa bouche de la plaie que pour cracher le sang qu’il a aspiré.
Noack sent sur son épaule une main qui se pose et qui exerce une pression croissante. Il relève la tête et distingue dans la demi-obscurité le visage de l’homme qui lui tient toujours l’épaule. Celui-ci fait un simple signe de négation ; le lieutenant porte alors son regard sur Hallberg. Le légionnaire est mort sans bruit, respectant les consignes reçues jusqu’à l’ultime seconde de sa vie, et pourtant l’empreinte de ses dents sur son avant-bras témoigne de son atroce souffrance.
Noack reprend sa route ; il arrive à suivre à travers la forêt montagneuse le chemin qu’il avait prévu. Environ tous les cent mètres, il laisse un homme sur place, lui désignant, par geste, la position d’affût qu’il suggère. L’aube est toute proche, lorsqu’il quitte le dernier légionnaire et entame seul la dernière fraction du parcours.
La position qu’il choisit pour lui-même se situe à quelques mètres du sommet, il grimpe dans un
Weitere Kostenlose Bücher