Par le sang versé
filles, Vad, bêtement, tente d’expliquer :
« Mon lieutenant, le pognon, je crois qu’elles n’en veulent pas. »
Noack se retourne d’un mouvement fulgurant, et cette fois, c’est de son poing qu’il fait éclater le nez du cuisinier, qui repart s’écrouler en sens inverse. Noack adopte alors un ton narquois et déclare calmement :
« Mais voyons, c’est l’évidence même, elles sont là pour le plaisir, une vraie croisière d’agrément. La journée planquée sous un tas de légumes pourris, et la nuit à se faire tringler à la chaîne sur un tas de charbon ! Je comprends parfaitement qu’elles adorent ça ! Bravo ! Vous avez mis la main sur deux belles salopes, des vicieuses de grande classe. »
Laissant Vad et son nez brisé sanguinolent, Noack fait une entrée remarquée au wagon-restaurant. À la petite table du bout, réservée aux trois officiers, Raphanaud et Lehiat le contemplent ahuris. À la grande table qui occupe toute la longueur du wagon et où les hommes prennent leur repas par rou lement, les légionnaires échangent des regards inquiets en courbant la tête vers leurs assiettes vides.
Noack demande l’autorisation de faire asseoir les filles et expose la situation au capitaine. Raphanaud tente d’interroger les Annamites, mais leur connaissance sommaire du français et l’état de terreur dans lequel elles se trouvent ne permettent pas d’en tirer quoi que ce soit. Pour Noack, il n’y a pas de doute : « C’est Vad qui a organisé le système, il ramasse le pognon après avoir vraisemblablement promis monts et merveilles à ces deux connes. » Raphanaud hoche la tête en signe de négation. « Ce n’est pas Vad, je le connais, il est incapable d’une saloperie pareille. » Le capitaine fait signe à un légionnaire. « Va me chercher l’adjudant Parsianni, il doit être à la radio. »
Parsianni rejoint rapidement les officiers. En quelques mots, il est mis au courant. Puis Raphanaud interroge :
« C’est toi qui as recruté les hommes. Tu vois un maquereau dans le tas ? »
Parsianni se retourne, marche le long de la grande table et s’arrêtant près d’un légionnaire qu’il saisit par le col de sa chemise, en criant : « Debout ! »
L’homme se lève et déclare simplement : « C’est moi. ». Parsianni le conduit devant la table des officiers où il demeure au garde-à-vous. L’adjudant explique : « Marcel Bugat, Belge, douze ans de Légion, ancien souteneur à Lille. Excellent soldat, onze citations.
– Douze, rectifie Bugat.
– Douze, admet Parsianni. Seulement, mon capitaine, c’est plus fort que lui ; dès qu’il voit une fille, il faut qu’il la maque.
– C’est toi qui as ramassé le pognon qu’ont gagné ces filles ? demande Raphanaud.
– Oui, mon capitaine.
– Comment les as-tu convaincues de monter à bord ?
– Je les ai baratinées, mon capitaine. »
Les filles comprennent le sens de la conversation et protestent. Par gestes et à l’aide de quelques mots de français, elles font comprendre qu’elles ont été amenées de force sur le train.
Bugat admet.
« Oui, je les ai « un peu » attachées, mon capitaine, mais dans l’ensemble, elles étaient d’accord. »
Noack se détend ; il saisit le Belge par les cheveux et par son ceinturon et le projette contre la paroi blindée du wagon. Sans lâcher le ceinturon, il cogne à plusieurs reprises la tête du légionnaire contre l’acier de la paroi. L’homme perd connaissance ; il s’écroulerait si Noack d’une seule main ne le maintenait toujours par les cheveux. Enfin, le lieutenant lâche prise et Bugat s’effondre comme un pantin désarticulé. Le lieutenant crache sur l’homme à terre, l’atteignant à la nuque.
Raphanaud n’est pas intervenu. La trentaine de légionnaires, spectateurs involontaires de la sévère correction, n’ont pas réagi davantage. Le capitaine dit à Parsianni :
« Occupe-toi de lui. »
Il faudra une heure pour que Bugat reprenne connaissance. L’argent qu’il avait recueilli est réparti entre les deux filles qui sont discrètement débarquées à la station de Chau-Hanh, dans la soirée.
Et le train reprend sa route vers Phan-Thiet. Encore une nuit et un jour avant l’explosion tumultueuse de joie qui doit marquer la fête de Camerone…
20.
J USTE avant l’aube du 29 avril, Raphanaud est tiré de son sommeil par l’arrêt du train. Presque aussitôt la
Weitere Kostenlose Bücher