Paris, 1199
table :
— Mais vous devez avoir faim, noble comte.
Le Saxon approuva pour cacher son inquiétude. Il
allait à la messe, priait et communiait. Ne mettait-il pas son âme en danger en
côtoyant ces gens ? D’autant qu’il ne pourrait se confesser puisqu’il
avait promis de ne jamais parler d’eux.
— Je suis en effet affamé, dit-il prudemment,
mais je suis aussi curieux d’en savoir plus sur vous.
Dame Bertaut montra les places de chacun. Pour des
raisons de préséance, Locksley fut mis à la droite d’Enguerrand qui eut sa
fille à sa gauche. Quant à Noël de Champeaux, il s’assit à côté du Saxon.
Chacun avait une écuelle de bois, mais le gros
pain n’était pas déjà tranché, comme c’était l’usage. Il était posé devant
Enguerrand qui le prit et le brisa en deux en disant ces mots :
— Que la grâce de Notre Seigneur soit
toujours avec nous.
Les convives se signèrent tandis qu’il détachait
un morceau pour chacun. L’ayant reçu, ils le mastiquèrent lentement dans un
silencieux recueillement. Ensuite Enguerrand déclara :
— Que le Seigneur vous bénisse !
Ces paroles devaient marquer le début du souper,
car, immédiatement, Noël de Champeaux découpa d’épaisses tranches d’un autre
pain et les distribua. Les convives les posèrent dans leurs écuelles de bois,
tandis qu’une servante versait du vin dans leur coupe. Une autre servante
arriva avec une grosse soupière et versa une copieuse ration d’une épaisse
soupe sur les tranches, sauf dans l’écuelle d’Enguerrand.
Pendant ce temps, la première domestique était
allée chercher un grand plat garni de tanches, de brochets et d’anguilles.
À peine servi, chacun commença à détacher des
morceaux de poisson avec ses doigts et à les manger avec le pain imprégné de
soupe. Locksley observa que son voisin Enguerrand ne prenait que du pain par
petites bouchées et ne buvait que de l’eau.
— Dieu a créé le ciel et la terre, dit
Locksley en séparant délicatement un filet de brochet avant de le porter à sa
bouche. Il n’est dit nulle part que Satan a créé notre monde.
— C’est pourtant évident, expliqua
Enguerrand. Si le Seigneur vrai Dieu avait créé les ténèbres et le mal, il
serait à n’en pas douter la cause et le principe de tout mal, ce qu’il est vain
et funeste de penser [48] .
— Pourquoi vous nommez-vous cathares ?
— Ce mot signifie Pur dans l’ancienne langue
grecque. Mais entre nous, nous ne nous appelons jamais ainsi, nous sommes
seulement des croyants, expliqua Champeaux à Locksley. Nos règles de vie sont
simples : nous rejetons ce qui est matériel, nous refusons la chair des
animaux, nous n’avons pas le droit de mentir, nous réprouvons la violence et le
péché de chair. Mais ces lois naturelles sont presque impossibles à respecter,
puisque nous vivons dans un monde que Satan a créé. Seuls les plus forts
d’entre nous y parviennent et Enguerrand en fait partie. Il a reçu le baptême
du Saint-Esprit, que nous appelons le consolamentum. C’est un Parfait.
— Parfait ?
— C’est le nom que nous donnons aux pasteurs
qui nous guident, intervint Amaury, la bouche pleine.
Locksley se faisait la remarque que le jeune
voleur paraissait facilement accepter de vivre dans un monde créé par Satan.
Durant leur voyage, il l’avait vu manger de la viande avec appétit, mentir
était son seul talent et il lançait des œillades égrillardes à la jeune
Sanceline qui gardait une expression réservée.
Enguerrand compléta ce que venait de dire le jeune
homme.
— Le consolamentum est l’union du corps
et de l’esprit, l’unique moyen du salut, du pardon des péchés et de la
rémission de la peine. Celui qui le reçoit de son vivant devient un consolé.
Nous devons tous le recevoir avant le passage dans le monde de l’esprit, pour
éviter que notre âme n’aille dans un autre corps.
— Je ne suis pas des vôtres, maître
Enguerrand, dit Locksley, j’aime la viande, je possède des biens terrestres et
je suis un homme de guerre, pourquoi me faites-vous confiance ?
— Vous avez sauvé l’un de nous, et nous
sommes indulgents, sourit Enguerrand. Satan a créé un monde trop dur pour les
hommes. Voilà pourquoi la plupart d’entre nous ne parvenons pas à respecter nos
lois.
— Je vous remercie de me cacher, mais des
Templiers me recherchent. Je ne veux pas vous causer du tort, aussi sachez que
je ne resterai pas longtemps parmi
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