Paris Ma Bonne Ville
porte.
Sanguienne ! Que c’était bon
de sentir autour de soi les murs hors d’échelle de Mespech, et son vaste étang
et son mur d’enceinte. Et au loin s’étendant, ce domaine si bien ménagé dont
nous tirions notre vie. Car il n’était rien sur cette table qui ne nous fût
baillé par notre terre : le jambon venait de nos porcs des Beunes, le
beurre de nos vaches lachères, le pain de froment de nos blés, le beau vin
rouge de notre vigne ; la table elle-même, d’un de nos chênes : je
l’avais envisagé haut et puissant en mes enfances. Et je l’avais vu, un soir
par le vent abattu et à terre gisant, avant qu’on le sciât.
Parmi les merveilles de la nature
que Dieu, en sa bonté, a fait innumérables, il faut certes compter le manger,
lequel est tout ensemble un délice pour le palais et la meilleure défense qui
soit contre la contagion : vérité que je tiens de mon père, lequel la
tenait d’Ambroise Paré en son savant traité de la Peste, où j’ai lu qu’un corps
bien nourri était comme un logis bien remparé, ayant douves, murs et
mâchicoulis. Car tant que veines et artères ne sont pas remplies de mets, elles
laissent entrer le venin de l’air, lequel trouvant place vide, s’empare des
parties nobles du corps et principalement du cœur, du poumon et des génitales.
Aussi, me disais-je en m’emplissant que je me fortifiais d’autant et, à bien
interroger mon dedans, je pouvais quasiment sentir pain, vin et viandes courir
dans les canaux souterrains de mon corps comme de vaillants petits soldats
prêts à bouter hors les méchants intrus, si la contagion les portait jusqu’à
mes orifices. Ainsi, les deux jambes jetées et étalées devant moi, épaté d’aise
en mon fauteuil, buvant et gloutissant à tas, mon père tant chéri à ma dextre,
Miroul à ma senestre, et avec eux devisant en toute fiance et amitié, je me
sentais content, les membres chauds, la rate bonne, et le foie réjoui.
— Monsieur mon père, dis-je
enfin en mon allègre humeur, peux-je vous demander à quoi vous destinez la
Gavachette ?
À cela mon père leva haut le
sourcil, son œil bleu scintillant de gausserie cachée.
— Mais, dit-il, à l’état où
vous la voyez. N’est-elle pas chez nous chambrière ?
— J’entends bien.
Et comme je m’accoisais, mon père
reprit, le ton fort innocent, mais le sourcil derechef levé.
— Qu’est cela ? Lui
voyez-vous une autre usance ?
À quoi je décidai de brûler mes
vaisseaux.
— Oui-da ! dis-je.
— Oui-da ? dit mon père.
Et laquelle ?
— Je me trouve que de penser,
repris-je, mais je me bridai court, trop vergogné pour poursuivre.
— Vous pensez quoi ?
— Je pense, dis-je, mais je
ne pus aller plus loin.
— Ha ! dit mon père,
Monsieur mon fils, qu’est le pensement sans la parole ? Si votre cervelle
est grosse d’une idée, accouchez-la !
— Eh bien ! dis-je, la
gorge me serrant quelque peu, m’est avis que la Gavachette, bâtie comme elle
est, est plus propre à défaire les lits qu’à les faire.
À quoi mon père rit à ventre
déboutonné, et quant à Miroul, sans qu’il se permît un souris, son œil bleu
resta froid, tandis que son œil marron s’égayait.
— Ha ! Monsieur mon
fils, reprit Jean de Siorac, ainsi vous avez goût à ce petit serpent et à ses
petites pommes ? Et bien faites-vous ! Car plus mignonne belette,
mince et ronde, oncques ne vis dans le Sarladais ! Hélas ! À vous
parler à la soldate et sans rien pimplocher, j’eusse fort désiré qu’il
prendrait fantaisie à votre aîné François d’entrer en ce joli clos pour y faire
ses premières armes. Mais votre aîné se hausse étrangement du col, tordant le
nez sur nos gens et ne veut pour son coup d’essai que demoiselle noble,
laquelle, n’étant point le Roi de France, je ne peux lui bailler. Et le voilà,
à son âge, vierge et pucelet, et plus niais qu’un poussin béjaune portant
encore sa coquille au cul.
Je m’accoisai, voyant bien que mon
père, bien qu’il se gaussât, était fort chagrin et dépit que son aîné fût si
tardif à faire l’homme et à lui donner un fils, même en bâtardise, lui qui
était à ses propres bâtards si accueillant (comme c’était d’ailleurs la coutume
en Périgord, surtout chez les nobles), les traitant en tout comme ses fils
véritables et Sauveterre, comme ses propres neveux, car si c’était aux yeux de
l’oncle péché d’être paillard, c’était
Weitere Kostenlose Bücher