Paris vaut bien une messe
s’est trouvé dans une mêlée. Tu
as dû, toi aussi, donner ton coup. Mais il n’est pas mort de ta main. Je ne te
déclare pas coupable. Tu n’as jamais été avec moi. Tu ne m’as donc pas trahi.
Il s’est penché.
— Combien de gentilshommes français sont morts
aujourd’hui ? Tous de bonne race. Ils faisaient la force et la noblesse de
notre royaume de France. Crois-tu que je sois satisfait de cela ? Pour
quelques ligueurs que les Guises ont enrôlés, les mêlant à des Albanais, les
autres, tous les autres, et toi aussi, Bernard de Thorenc, vous êtes de bons et
naturels Français.
Il a effleuré du bout des doigts mon épaule meurtrie,
murmurant qu’il avait ordonné à ses chirurgiens de me guérir. Un coup
d’arquebuse m’avait déchiré le cou et les épaules. C’était miracle que je fusse
encore en vie.
— Dieu l’a voulu ainsi. Un Thorenc mort aujourd’hui,
cela suffit.
Il a haussé la voix et, dans le silence qui s’est établi peu
à peu, il a dit qu’il voulait que les catholiques morts aient droit à une messe
conforme à ce qu’auraient été leurs vœux.
— Qu’on trouve un prêtre et qu’on porte les corps dans
l’église de Coutras.
Il s’est tourné vers moi.
— Quand les chirurgiens t’auront arraché aux griffes de
ta blessure, tu seras libre, même de porter à nouveau les armes contre moi.
Mais sache, Bernard de Thorenc, que je ne veux connaître que Français, et non
papistes ou huguenots. Et sache aussi qu’il me fâche fort le sang qui se répand
et affaiblit ainsi le royaume de France, pour le plus grand profit du roi
d’Espagne. Je veux mettre fin à cette saignée. La mort d’un Thorenc suffit à ma
peine. Je ne veux pas de la tienne. Vis et aide ce royaume à trouver la
paix !
J’ai réussi, malgré la douleur qui glissait de mes épaules à
l’extrémité de mes doigts, à joindre les mains et à prier.
26.
Je n’ai cessé de Vous parler, Seigneur, alors que la douleur
m’empoignait tout le corps.
J’étais allongé dans une litière qui se dirigeait lentement
vers le Castellaras de la Tour.
C’était l’hiver. Les chemins étaient creusés de fondrières
où les roues s’embourbaient. À chaque cahot, un épieu me traversait la nuque,
se brisait et ses éclats venaient me déchirer les épaules et la poitrine.
Mais cette épreuve-là, j’avais choisi de la subir.
Henri de Navarre avait voulu me retenir près de lui, mais,
du fond de la fièvre, j’avais supplié qu’on me conduisît chez moi, puisque les
chirurgiens avaient renoncé à me soigner : la plaie purulente était trop
profonde, ses lèvres boursouflées, ma chair labourée par le plomb et le fer de
la balle ; la gangrène, à les entendre, était déjà à l’œuvre, noircissant
mon bras qu’il faudrait couper. Et cela ne servirait de rien.
Henri s’était plusieurs fois emporté contre ces médecins qui
avaient – même le plus docte, Ambroise Paré – prétendu que l’amiral
de Coligny allait succomber à sa blessure, qu’on ne pouvait le transporter hors
de Paris ; or Coligny y avait survécu, et sa fièvre avait disparu, et les
tueurs de Henri de Guise avaient en fait poignardé et mis en pièces un homme
guéri.
Il me répétait qu’il voulait que je reste en vie, et j’étais
ému par tant d’attention. J’en venais à me reprocher d’avoir désiré sa mort et
celle de mon frère.
Je Vous implorais, Seigneur, de me pardonner. Cette
souffrance que Vous m’infligiez était comme les douleurs d’une renaissance.
Il était juste que Vous me châtiiez.
J’avais cédé aux démons. J’avais blasphémé. J’avais fait
couler le sang.
Par jalousie et amertume. Par déception d’amour.
Anne de Buisson était venue, le jour où je devais quitter
l’hostellerie du Cheval-Blanc, à Coutras, pour entamer ce voyage de retour au
Castellaras de la Tour. Au moment où les porteurs soulevaient le brancard, j’ai
vu son visage penché vers moi. J’ai aussitôt voulu lui rappeler cette phrase
qu’elle avait prononcée à Nérac, par cette nuit de déluge, ces mots qui
m’avaient précipité dans l’abîme de la haine, dans le blasphème et le désir de
mort. Elle avait dit : « Je suis maintenant de votre famille. »
J’ai remué les lèvres, mais comment aurait-elle pu entendre alors qu’aucun son
ne sortait de ma gorge à demi tranchée par le coup d’arquebuse ?
Et, cependant, elle a souri comme si elle avait
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