Paris vaut bien une messe
l’indécision du souverain.
Henri III prétend continuer la “guerre contre les huguenots avec plus
d’ardeur et de courage, car [il] veu[t] de toute façon les extirper du
royaume”. Mais il entend aussi écraser la Sainte Ligue, “être roi et maître, et
non prisonnier et esclave”.
Mais que pourra-t-il contre les moines, les prêtres et le
petit peuple de Paris, tous ces barricadeux armés d’arquebuses, s’il ne fait
pas alliance avec l’armée huguenote ?
Or pareille alliance le condamnerait aux yeux des ligueurs
et de la plupart des catholiques.
— Le roi est sans armure, m’a déclaré Bernard de
Thorenc. Et le sang appelle le sang. Son corps va devenir une proie. Il a
tué ; il sera gibier.
La manière dont le souverain a fait assassiner Henri de
Guise le rend peu estimable même à ceux – comme Polin ou Thorenc –
qui l’avaient préféré aux ligueurs et aux guisards.
Il invoque Dieu, qui aurait guidé son action et lui serait
venu en aide après l’avoir inspiré. Mais ces paroles sont honnies par beaucoup,
et Bernard de Thorenc m’a confié :
— Que le roi ne mêle pas Dieu à ses crimes ! Dieu
n’est jamais complice d’un assassinat. Que Henri III ait fait tuer le
Balafré comme une bête sauvage prise au piège est une affaire politique. Il en
avait peut-être le droit, puisqu’il est le juge souverain. Mais Dieu n’a jamais
voulu qu’on traite les humains, y compris Ses ennemis, comme on traque et abat
des sangliers. »
31.
Seigneur, j’ai vu le visage des assassins de Henri le
Balafré !
Ce sont eux qui m’ont accueilli dans la salle du Conseil du
roi.
Ils sont venus me renifler comme des chiens de meute pour
s’assurer que j’étais bien Bernard de Thorenc, celui que leur maître
Henri III avait souhaité rencontrer.
Et j’ai détourné les yeux pour ne pas croiser leurs regards,
pour qu’ils ne lisent pas dans le mien le dégoût qu’ils m’inspiraient.
C’est dans cette même pièce du Conseil, que Henri le Balafré
avait murmuré à Enguerrand de Mons : « J’ai froid. Le cœur me fait
mal ! Qu’on me fasse du feu. »
Il portait un vêtement de satin bleu trop léger pour ce
vingt-troisième jour de décembre.
Il s’était frotté les mains pour se réchauffer, avait
réclamé des raisins de Damas, puis de la confiture de roses, et on ne lui avait
apporté que des prunes de Brignoles qu’il avait commencé à manger quand
Enguerrand de Mons lui avait dit que le souverain souhaitait le voir en
particulier dans son vieux cabinet. Henri le Balafré avait suivi Enguerrand,
insouciant, jusque dans la chambre du roi qu’il lui fallait traverser.
Je suis entré dans cette chambre.
J’ai vu sur le parquet les auréoles brunes qu’y a laissées
le sang du Balafré.
Les sbires se sont jetés sur lui au moment précis où
s’ouvrait la porte du vieux cabinet royal.
Ils ont crié :
— Traître, tu mourras !
Et lui s’est retourné et a hurlé :
— Ah, messieurs, messieurs, quelle trahison !
Il s’est accroché aux jambes de ses tueurs et s’est débattu
avant de tomber là, au pied du lit royal. Nul n’a pris soin d’effacer les
taches de son sang.
Il a murmuré :
— Ce sont mes offenses ! Mon Dieu !
Miséricorde !
Mais déjà le sang lui emplissait la bouche. On l’a enveloppé
dans un manteau gris.
Personne ne sait avec sûreté ce que l’on a fait du corps
criblé de trous.
L’a-t-on brûlé dans une salle du rez-de-chaussée du château
avant de disperser les cendres dans la Loire ?
L’a-t-on enfoui dans la chaux vive aux côtés du cadavre de
son frère, le cardinal de Lorraine, tué dès le lendemain ?
Ou bien l’a-t-on enterré anonymement dans le cimetière de
quelque village ?
Le roi lui-même le sait-il ?
Je m’avance vers lui.
Je le dévisage sans pouvoir capter son regard. Je ne vois
que la poudre sur ses joues, ses boucles d’oreilles, ses amulettes, son petit
chapeau brodé.
Je me souviens de ces mots qu’on se répète dans l’entourage
de Henri de Navarre, et ici même, au château de Blois : « Est-il, ce
Henri, roi-femme ou bien homme-reine ? »
Et l’on ricane.
On croit, dit-on encore, se trouver « en face d’un
roi » et l’on ne rencontre qu’une « putain fardée ».
Je m’incline devant celui que ses ennemis appellent
« ce dégénéré de Henri, cet hypocrite bigot qui aime moins jouer le roi
que le cagot ».
Il me touche
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