Perceval Le Gallois
trois de tes fils, le maudit qui s’est emparé de tous tes biens et de tous ceux de mon père. » Le blessé s’écria : « Vieil homme ! ton neveu m’a blessé et a fait prisonniers mes chevaliers ainsi que moi-même. Fais-moi libérer, au nom de Dieu, et je te rendrai tous les châteaux que je t’ai pris, ainsi que toutes les terres qui les entourent. »
En entendant ces paroles, Perceval fut repris d’une formidable colère. « Te libérer ! s’écria-t-il, tu n’y penses pas ! Qui nous dédommagera de nos souffrances ? On prétend qu’il faut pardonner à qui se repent, mais toi, tu ne te repens pas : tu as peur, et voilà pourquoi tu proposes de nous rendre tout ce que tu nous as pris ! Mais je ne t’écouterai pas. Les traîtres et les criminels doivent être châtiés selon la gravité de leurs forfaits. Et je vais sans tarder faire justice ! »
Il ordonna de préparer une grande cuve et la fit placer au milieu de la cour, sous un grand arbre. Alors, il alla chercher les sept prisonniers, les amena là, et commanda qu’on leur coupât la tête dans la cuve et qu’on les laissât s’y vider de leur sang. Ensuite, il fit ôter les corps et les têtes de la cuve, à l’intérieur de laquelle seul restait le sang. Enfin, il dit à ses hommes de désarmer Le Hellin et de le conduire à la cuve. Là, il le fit étroitement lier par les pieds et lui déclara d’un ton railleur : « Puisque tu n’as jamais pu te repaître du sang des chevaliers de mon père et de mon oncle, je vais, moi, te repaître du sang de tes propres chevaliers ! »
Il le fit alors suspendre par les pieds à l’une des branches de l’arbre, au-dessus de la cuve, de telle manière que sa tête y fût plongée jusqu’aux épaules, et il le laissa ainsi jusqu’à ce qu’il fût mort. Puis il fit jeter son corps dans un ancien charnier qui se trouvait auprès d’une vieille chapelle, dans la forêt, et vider la cuve emplie de sang dans la rivière dont l’eau devint toute rouge. Et lorsque tout fut accompli selon ses ordres, il ramassa les deux tronçons de son épée, sauta sur son cheval et s’éloigna dans la forêt.
Il pleurait. À la rage et à la violence avait succédé l’angoisse. Oui, il s’était vengé. Oui, il avait vengé son père et son oncle. Oui, il avait fait justice. Mais les paroles de son autre oncle, l’ermite, hantaient sa mémoire. Depuis que Caïn avait tué Abel, la terre était rougie du sang des hommes, et la haine s’était répandue dans le monde. Aussi, tout en chevauchant il ne savait vers où, Perceval pleurait-il.
Il était si absorbé dans ses tristes pensées qu’il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Les landes succédaient aux champs et les champs aux landes, lui poursuivait sa route sans même s’apercevoir que le soleil déclinait, qu’il allait disparaître derrière une sombre forêt. Il ne prit conscience de l’obscurité qui gagnait peu à peu le chemin qu’en se retrouvant brusquement au pied d’une haute muraille. « Par Dieu tout-puissant ! se dit-il, quel qu’il soit, le maître de cette forteresse devra m’héberger cette nuit ! » Il franchit la poterne et pénétra bientôt dans une vaste cour au milieu de laquelle se dressait une tour bâtie de belles pierres et surmontée d’un toit d’ardoise où se reflétaient les dernières lueurs du soleil.
Le seigneur vint à sa rencontre. C’était un grand chevalier, d’aspect fort jeune encore, mais dont les longs cheveux roux, le mufle balafré et le regard fuyant n’inspiraient aucune confiance. Il ne semblait pas que la maisonnée comportât d’autres chevaliers. Dès que Perceval eut mis pied à terre, le seigneur se précipita vers la porte et la verrouilla soigneusement, puis il revint vers lui et le salua comme si de rien n’était. Tout étonné qu’il fut de ce comportement, Perceval lui rendit son salut, et il se préparait à lui demander de bien vouloir l’héberger quand l’homme s’écria d’une voix mauvaise : « Je ne te souhaite pas la bienvenue, car tu ne repartiras point d’ici sans avoir obtenu la récompense que tu mérites ! Sache-le, tu es mon ennemi mortel, Perceval, fils d’Evrawc. Tu as été bien hardi de t’arrêter ici, toi qui as tué mon père, le valeureux Le Hellin, seigneur de la Forêt des Ombres. Je suis Kaw le Roux, et je n’ai cessé de guerroyer contre ton père, autrefois, bien que je fusse alors très jeune, en compagnie de mon
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