Perceval Le Gallois
l’on en donne, elle demeure intacte, mais elle se brise au second. Tu ne pourras donc frapper deux fois de suite un même adversaire sans qu’il ne t’arrive malheur. Car que feras-tu d’une épée rompue en deux tronçons ?
— Chère cousine, dit Perceval, toi qui sembles connaître beaucoup de choses au sujet de cette épée, dis-moi ce que je devrai faire en telle occurrence. Serait-il possible d’en ressouder les deux tronçons ? – Certes, oui, répondit Onnen, mais non sans mal, car il te faudrait aller jusqu’au lac de Cotoatre, où réside l’homme qui l’a forgée, Govannon, fils de Dôn. Près du lac se trouve une fontaine dont les eaux jaillissent depuis les profondeurs de la terre. Tu devrais t’y rendre avant le lever du jour. À condition de bien joindre les deux morceaux et de les plonger dans l’eau qui jaillit de dessous le rocher ceux-ci se ressoudent si exactement que la gorge et les tranchants de la lame y gagnent même en solidité, cependant que ses incrustations n’y perdent rien de leur beauté. Toutefois il convient, pour atteindre pareil résultat, de connaître une formule magique et de la prononcer tout en immergeant les tronçons. Or, cette formule, je crains fort qu’on ne te l’ait pas enseignée la nuit dernière, à Corbénic. Un seul homme pourrait te la révéler, Govannon lui-même (20) . Mais qu’il le fasse, et il mourra le jour même. On ne saurait autrement réparer cette épée, et je ne souhaite pas d’en venir à cette extrémité. – Assurément, soupira Perceval, s’il lui arrivait de se rompre, j’en serais extrêmement marri ! – Dans ce cas, Perceval, va ton chemin. Malgré ton extrême jeunesse, tu as commis bien des fautes jusqu’à présent, mais surtout parce que tu ignorais la valeur des choses. Maintenant, cousin, laisse-moi seule, je t’en ai suffisamment dit. Il t’appartient désormais de prouver que tu es celui que l’on attendait. »
La jeune femme s’étendit sur le tertre et ne prononça plus un mot. Perceval garda les yeux fixés sur elle puis, après un instant d’hésitation quant à ce qu’il devait faire, il se décida : piquant des deux, il s’enfonça dans la forêt sans se retourner, comme de peur d’être tenté de rebrousser chemin.
Il avait à peine parcouru deux portées d’arc quand il aperçut, non loin devant, un palefroi décharné qui avançait au pas. L’animal était si maigre qu’il grelottait sous son crin ras, et ses oreilles pendaient, flasques. Il n’avait que le cuir sur les os, et sans doute les chiens des villages qu’il traversait s’ameutaient-ils pour guetter l’instant où sa chute leur faciliterait la curée. Quant à la housse et aux courroies de sa selle, elles étaient si usées et râpées qu’elles ne méritaient plus guère cette appellation.
De plus, l’animal portait la jeune fille la plus misérable que Perceval eût jamais vue. Elle eût semblé belle pourtant, n’eût été sa parure indigne. Car sa robe en haillons, rapetassée à gros points et ficelée d’invraisemblables nœuds, lui laissait les seins à l’air. Sa chair était hachurée comme à coups de lancette, tant l’avaient brûlée le soleil, ravinée la pluie et la grêle. Échevelée, sans voile, la jeune fille exhibait en outre un visage défiguré par les larmes et le froid.
Et elle se lamentait : « Ah ! malheureuse que je suis ! disait-elle. Voici trop longtemps que je traîne, et sans l’avoir mérité, cette déplorable existence ! Dieu tout-puissant, je t’en conjure, envoie-moi quelqu’un qui me tire de peine, ou bien délivre-moi de l’homme qui me condamne à pareille turpitude. Je ne puis compter qu’il s’apitoie jamais. Vivante, je ne saurais lui échapper, et il refuse de me tuer. À moins qu’il ne se délecte du spectacle de ma misère, pourquoi recherche-t-il ma compagnie ? Ne devrait-il pas me plaindre, quand bien même je serais coupable ? N’ai-je pas déjà suffisamment expié, Dieu m’est témoin, mon innocence ? »
C’est alors que Perceval, survenant à sa hauteur, lui dit : « Belle amie, que Dieu te protège ! » Aussitôt, elle tenta de couvrir sa nudité mais, en la voilant ici, sa pudeur la dévoilait ailleurs. Et comme elle se retournait, la vue du jeune homme lui arracha un grand cri. « Belle, reprit Perceval, n’aie pas peur ! Je ne te veux aucun mal, bien au contraire ! – Tais-toi et passe ton chemin, toi qui es cause de mes
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