Perceval Le Gallois
laissant les chevaliers s’affliger de leur déshonneur.
« Le repas terminé, ils gagnèrent une salle basse et y tinrent conseil. « Si nous ne nous vengeons pas de nos femmes, elles seront reines et maîtresses de cette cité, et on nous tiendra pour des lâches. » Ils demeurèrent quelques instants silencieux, puis l’un d’eux prit la parole : « Seigneurs, dit-il, je vous le garantis, nous allons tirer d’elles une bonne vengeance, à condition toutefois que vous veuillez bien prêter l’oreille à ma proposition. Nous n’avons que faire d’espions, puisque Énéour les a toutes quittées, sauf celle à qui il rend de fréquentes visites. Si le mari de celle-ci nous promettait de faire le guet, nous surprendrions les rendez-vous sans difficulté. – Voilà qui est sagement parlé », répondirent-ils en chœur. Le mari se leva, tout tremblant de colère : « Je m’engage, dit-il, à guetter, je vous le promets. – Très bien, répondirent-ils. Le moment venu, ne manque pas de nous mander tous afin que nous nous vengions de l’opprobre. » Sur ce, ils se séparèrent et rentrèrent chez eux, pleins du désir de confondre l’homme qui les avait déshonorés.
Quant à Énéour, il ne se souciait guère de ce qui se tramait. Tout à son allégresse, il se divertissait sous les yeux de ceux qui avaient juré sa mort. L’homme dont il aimait la femme le guettait chaque jour et chaque nuit afin de le surprendre au moment où il s’y attendrait le moins. Et comme il allait très souvent rejoindre son amie chez elle, en passant par une porte dérobée, le mari s’aperçut du manège. Un jour qu’Énéour se trouvait avec sa femme, il s’arma, prit son épée en main et, par un couloir secret qu’il connaissait, fit brusquement irruption dans la chambre où Gwladys et son amant se livraient impunément, du moins le croyaient-ils, aux jeux de l’amour. Le mari s’était fait accompagner par deux jeunes gens qui étaient ses neveux. En voyant la dame toute nue entre les bras du chevalier, ceux-ci voulurent se jeter sur le séducteur et le mettre à mort, mais leur oncle les arrêta : « Ne le tuez pas, dit-il, il mérite meilleur châtiment ! »
« Il s’adressa ensuite à Gwladys qui grelottait de honte et de peur. « Femme, dit-il, va préparer un bain pour ton amant. Ensuite, je le ferai saigner. Veille à ce qu’il porte des vêtements blancs ! » S’arrachant les cheveux et manifestant la plus vive douleur, Gwladys obéit – que pouvait-elle faire d’autre ? – et s’en fut tout en pleurs. Quant au mari, il conduisit Énéour dans une chambre pavée et l’y fit garder par des sergents en qui il avait toute confiance. Puis il fit annoncer à ses compagnons que le galant était tombé dans le piège.
« Quant à Gwladys, au comble de l’angoisse, elle envoya un valet avertir ses onze compagnes de l’événement et de la manière dont s’était fait prendre Énéour. « J’ignore s’il est mort ou vif, leur faisait-elle dire, mais comme chacune de nous a obtenu de lui ce qu’elle pouvait désirer, aidez-moi à exprimer ma douleur ! Que cette douleur nous soit commune, puisque chacune de nous a partagé la joie ! » Au messager, toutes jurèrent qu’elles ne prendraient aucune nourriture tant qu’elles ne pourraient savoir si Énéour était vivant ou mort, et ce en toute certitude.
« Elles se mirent donc à jeûner, tandis que leurs maris se réunissaient dans le plus grand secret. Ils délibérèrent à propos du châtiment qu’ils infligeraient au responsable de leur honte et de leur malheur. L’un d’eux dit : « Nos ignobles débauchées ont toutes juré de jeûner jusqu’au moment où l’on saura s’il doit mourir ou en réchapper. Voici donc ce que je vous propose : dans quatre jours, nous lui ferons ôter précisément le cinquième membre qui leur procurait tant de plaisir ! Et on l’apprêtera en y joignant son cœur. Puis nous remplirons douze assiettes et, par ruse, ferons manger à nos infidèles ce mets qui leur paraîtra délectable, vous verrez ! Après quoi nous leur révélerons la vérité… Je doute que nous puissions mieux nous venger d’elles comme de lui ! » Tous approuvèrent le projet.
« Ainsi qu’ils l’avaient décidé, ils châtrèrent le preux Énéour, ils lui arrachèrent le cœur et chargèrent un cuisinier d’en préparer un plat savoureux. Puis ils forcèrent les douze femmes à partager ce repas.
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