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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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cris.
    — Nous, on fait la guerre…
    Ils répètent leur formule avec une stupidité désespérée.
    — Mais vous ne la rencontrerez jamais, la guerre ! Vous crèverez ici avec nous !
    — On fait la guerre…
    Ils ne savent plus très bien ce qu’ils disent. Ils ne savent plus très bien s’ils font la guerre. Ils n’ont jamais vu l’ennemi. Ils roulent en camion vers des buts plus fuyants que des mirages. Ils ne rencontrent que cette paix de pourrissoir.
    Comme le désordre a tout agglutiné ! Ils sont descendus de leur camion. On les entoure :
    — Vous avez de l’eau ?…
    Ils partagent donc leur eau.
    — Du pain ?…
    Ils partagent leur pain.
    — Vous la laissez crever ?
    Dans cette voiture en panne déménagée dans le fossé, il est une femme qui râle.
    On la dégage. On l’enfourne dans le camion.
    — Et cet enfant ?
    On enfourne l’enfant aussi dans le camion.
    — Et celle-là qui va accoucher ?
    On enfourne celle-là.
    Puis cette autre parce qu’elle pleure.
    Après une heure d’efforts on a dégagé le camion. On l’a retourné vers le Sud. Il suivra, emporté par lui, bloc erratique, le fleuve de civils. Les soldats ont été convertis à la paix. Parce qu’ils ne trouvaient pas la guerre.
    Parce qu’est invisible la musculature de guerre. Parce que le coup que vous donnez, c’est un enfant qui le reçoit. Parce qu’au rendez-vous de guerre vous butez sur des femmes qui accouchent. Parce qu’il est aussi vain de prétendre communiquer un renseignement, ou recevoir un ordre, que d’entamer une discussion avec Sirius. Il n’est plus d’armée. Il n’est que des hommes.
    Ils sont convertis à la paix. Ils sont changés par la force des choses en mécaniciens, médecins, gardiens de troupeaux, brancardiers. Ils leur réparent leurs voitures, à ces petites gens qui ne savent point guérir leur ferraille. Et ces soldats ignorent, dans la peine qu’ils se donnent, s’ils sont des héros, ou s’ils sont passibles du conseil de guerre. Ils ne s’étonneraient guère d’être décorés. Ni d’être alignés contre un mur avec douze balles dans le crâne. Ni d’être démobilisés. Rien ne les étonnerait. Ils ont franchi depuis longtemps les limites de l’étonnement.
    Il est une immense bouillie où aucun ordre, aucun mouvement, aucune nouvelle, aucune onde de quoi que ce soit puisse jamais se propager au-delà de trois kilomètres. Et, de même que les villages croulent l’un après l’autre dans l’égout commun, de même ces camions militaires, absorbés par la paix, se convertissent un à un à la paix. Ces poignées d’hommes qui eussent parfaitement accepté la mort – mais il ne se pose point à eux le problème de mourir – acceptent les devoirs qu’ils rencontrent, et réparent ce brancard de vieille carriole, où trois religieuses ont empilé pour Dieu sait quel pèlerinage, vers Dieu sait quel refuge de conte de fées, douze petits enfants menacés de mort.
    Semblable à Alias quand il rentrait en poche son revolver, je ne jugerai pas les soldats qui renoncent. Quel est le souffle qui les animerait ? D’où vient l’onde qui les atteindrait ? Où est le visage qui les unirait ? Ils ne connaissent rien du reste du monde, sinon ces rumeurs toujours démentes qui, germées sur la route à trois ou quatre kilomètres, sous forme d’hypothèses saugrenues, ont pris, en se propageant lentement à travers ces trois kilomètres de bouillie, caractère d’affirmation : « Les États-Unis sont entrés en guerre. Le pape s’est suicidé. Les avions russes ont incendié Berlin. L’armistice est signé depuis trois jours. Hitler a débarqué en Angleterre. »
    Il n’est point de berger pour les femmes ou pour les enfants, mais il n’en est point non plus pour les hommes. Le général atteint son ordonnance. Le ministre atteint son huissier. Et peut-être peut-il, par son éloquence, le transfigurer. Alias atteint ses équipages. Et il peut tirer d’eux le sacrifice de leur vie. Le sergent du camion militaire atteint les douze hommes qui dépendent de lui. Mais il lui est impossible de se souder à quoi que ce soit d’autre. À supposer qu’un chef génial, capable par miracle d’un coup d’œil d’ensemble, conçoive un plan susceptible de nous sauver, ce chef ne disposera pour se manifester que d’un fil de sonnerie de vingt mètres. Et, comme masse de manœuvre pour vaincre, il disposera de l’huissier, s’il subsiste encore un

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