Pilote de guerre
dispose d’un temps démesuré. C’est urgent. Et cela ne l’est plus. C’est suspendu en équilibre instable entre l’urgence et l’éternité.
Tout s’est fait lent comme des réflexes d’agonisant. Il s’agit d’un immense troupeau qui piétine, fourbu, devant l’abattoir. Sont-ils cinq, dix millions livrés au macadam ? C’est un peuple qui piétine de fatigue et d’ennui, au seuil de l’éternité.
Et véritablement je ne puis concevoir comment ils se débrouilleront pour survivre. L’homme ne se nourrit pas de branches d’arbre. Ils s’en doutent eux-mêmes vaguement, mais s’épouvantent à peine. Arrachés à leur cadre, à leur travail, à leurs devoirs, ils ont perdu toute signification. Leur identité elle-même s’est usée. Ils sont très peu eux-mêmes. Ils existent très peu. Ils s’inventeront plus tard leurs souffrances mais ils souffrent surtout de reins meurtris par trop de paquets à charrier, par trop de nœuds qui ont craqué laissant les draps se vider de leurs tripes, par trop de voitures à pousser pour les mettre en marche.
Pas un mot sur la défaite. Cela est évident. Vous n’éprouvez pas le besoin de commenter ce qui constitue votre substance même. Ils « sont » la défaite.
J’ai la vision soudaine, aiguë, d’une France qui perd ses entrailles. Il faudrait vite recoudre. Il n’est pas une seconde à perdre : ils sont condamnés…
Ça commence. Les voilà asphyxiés déjà, comme des poissons hors de l’eau :
— Il n’y a pas de lait ici ?…
C’est à mourir de rire, cette question !
— Mon petit n’a rien bu depuis hier…
Il s’agit d’un nourrisson de six mois qui fait encore beaucoup de bruit. Mais ce bruit ne durera pas : les poissons, hors de l’eau… Ici il n’est point de lait. Ici il n’est que de la ferraille. Il n’est ici qu’une énorme ferraille inutile qui, en se délabrant à chaque kilomètre, en perdant des écrous, des vis, des plaques de tôle, charrie ce peuple, dans un exode prodigieusement inutile, vers le néant.
La rumeur se répand que des avions mitraillent la route à quelques kilomètres au Sud. On parle même de bombes. Nous entendons en effet des explosions sourdes. La rumeur sans doute est exacte.
Mais la foule ne s’en effraie pas. Elle me paraît même un peu vivifiée. Ce risque concret lui paraît plus sain que l’engloutissement dans la ferraille.
Ah ! Le schéma que bâtiront plus tard les historiens ! Les axes qu’ils inventeront pour donner une signification à cette bouillie ! Ils prendront le mot d’un ministre, la décision d’un général, la discussion d’une commission, et ils feront, de cette parade de fantômes, des conversations historiques avec responsabilités et vues lointaines. Ils inventeront des acceptations, des résistances, des plaidoyers cornéliens, des lâchetés. Moi, je sais bien ce qu’est un ministère évacué. Le hasard m’a permis de visiter l’un d’eux. J’ai aussitôt compris qu’un gouvernement, une fois qu’il a déménagé, ne constitue plus un gouvernement. C’est comme un corps. Si vous commencez de le déménager aussi – l’estomac là, le foie ici, les tripes ailleurs – cette collection ne constitue plus un organisme. J’ai vécu vingt minutes au ministère de l’Air. Eh bien, un ministre exerce une action sur son huissier ! Une action miraculeuse. Parce qu’un fil de sonnerie relie encore le ministre à l’huissier. Un fil de sonnerie intact. Le ministre appuie sur un bouton, et l’huissier vient.
Ça, c’est une réussite.
— Ma voiture, demande le ministre.
Son autorité s’arrête ici. Il fait faire l’exercice à l’huissier. Mais l’huissier ignore s’il existe sur terre une automobile de ministre. Aucun fil électrique ne relie l’huissier à aucun chauffeur d’automobile. Le chauffeur est perdu quelque part dans l’univers. Que peuvent-ils, ceux qui gouvernent, connaître de la guerre ? Il nous faudrait à nous, dès à présent, huit jours, tant les liaisons sont impossibles, pour déclencher une mission de bombardement sur une division blindée trouvée par nous. Quel bruit un gouvernant peut-il recevoir de ce pays qui se désentripaille ? Les nouvelles progressent à l’allure de vingt kilomètres par jour. Les téléphones sont embouteillés ou détraqués, et n’ont pas le pouvoir de transmettre, dans sa densité, l’Être qui pour l’instant se décompose. Le gouvernement baigne dans
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