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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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d’émigrants perdus le long des routes où l’on circule à l’allure de cinq à vingt kilomètres par jour ? Si le ravitaillement existait, il serait impossible de l’acheminer !
    Ce mélange d’humanité et de ferraille me fait me souvenir du désert de Libye. Nous habitions, Prévôt et moi, un paysage inhabitable, vêtu de pierres noires qui brillaient au soleil, un paysage tendu d’une écorce de fer…
    Et je considère ce spectacle avec une sorte de désespoir : un vol de sauterelles qui s’abat sur du macadam vit-il longtemps ?
    — Et vous attendrez qu’il pleuve, pour boire ?
    — On ne sait pas…
    Leur village, depuis dix jours, était inlassablement traversé par des réfugiés du Nord. Ils ont assisté, dix jours durant, à cet intarissable exode. Leur tour est venu. Ils prennent leur place dans la procession. Oh ! sans confiance :
    — Moi, j’aimerais mieux mourir chez moi.
    — On aimerait tous mieux mourir chez nous. !
    Et c’est exact. Le village tout entier s’écroule comme un château de sable, quand nul ne souhaitait partir.
    Si la France possédait des réserves, l’acheminement de ces réserves serait radicalement empêché par l’embouteillage des routes. On peut, à la rigueur, malgré les voitures en panne, les voitures imbriquées les unes dans les autres, les nœuds inextricables des carrefours, descendre avec le flot, mais comment le remonterait-on ?
    — Il n’y a point de réserves, me dit Dutertre, ça arrange tout…
    Le bruit court que, depuis hier, le gouvernement a interdit les évacuations de villages. Mais les ordres se propagent Dieu sait comment, car il n’est plus, sur route, de circulation possible. Quant aux circuits téléphoniques, ils sont embouteillés, coupés ou suspects. Et puis il ne s’agit point de donner des ordres. Il s’agit de réinventer une morale.
    On enseigne aux hommes, depuis mille années, que la femme et l’enfant doivent être soustraits à la guerre. La guerre concerne les hommes. Les maires connaissent bien cette loi, et leurs adjoints, et les instituteurs. Brusquement, ils reçoivent l’ordre d’interdire les évacuations, c’est-à-dire de contraindre les femmes et les enfants à demeurer sous les bombardements. Il leur faudrait un mois pour rajuster leur conscience à ces temps nouveaux. On ne renverse pas d’un coup tout un système de penser. Or, l’ennemi progresse. Aussi les maires, les adjoints, les instituteurs lâchent-ils leur peuple sur la grand-route. Que faut-il faire ? Où est la vérité ? Et s’en vont ces moutons sans berger.
    — Il n’y a pas un médecin ici ?
    — Vous n’êtes pas du village ?
    — Non. Nous, on vient de plus au Nord.
    — Pourquoi un médecin ?
    — C’est ma femme qui va accoucher dans la charrette…
    Parmi les batteries de cuisine, dans le désert de cette ferraille universelle, comme sur des ronces.
    — Vous ne pouviez pas le prévoir ?
    — Ça fait quatre jours qu’on est en route.
    Car la route est un fleuve impérieux. Où s’arrêter ? Les villages, qu’elle balaie, l’un après l’autre, s’y vident d’eux-mêmes, comme s’ils crevaient à leur tour dans l’égout commun.
    — Non, il n’y a pas de médecin. Celui du Groupe est à vingt kilomètres.
    — Ah ! bon.
    L’homme s’éponge le visage. Tout se délabre. Sa femme accouche au milieu de la rue dans les batteries de cuisine. Rien de tout cela n’est cruel. C’est d’abord, avant tout, monstrueusement en dehors de l’humain. Personne ne se plaint, les plaintes n’ont plus de signification. Sa femme va mourir, il ne se plaint pas. C’est ainsi. Il s’agit là d’un mauvais songe.
    — Si, au moins, on pouvait s’arrêter quelque part…
    Trouver quelque part un véritable village, une véritable auberge, un véritable hôpital… mais on évacue aussi les hôpitaux, Dieu sait pourquoi ! C’est une règle du jeu. On n’a pas le temps de réinventer les règles. Trouver quelque part une mort véritable ! Mais il n’est plus de véritable mort. Il est des corps qui se détraquent, comme les automobiles.
    Et je sens partout une urgence usée, une urgence qui a renoncé à l’urgence. On fuit, à l’allure de cinq kilomètres par jour, des tanks qui progressent, à travers champs, de plus de cent kilomètres, et des avions qui se déplacent à six cents kilomètres-heure. Ainsi fuit le sirop quand on renverse la bouteille. La femme de celui-là accouche, mais il

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