Pilote de guerre
le vide : un vide polaire. De temps à autre lui parviennent des appels d’une urgence désespérée, mais abstraits, réduits à trois lignes. Comment les responsables connaîtraient-ils si dix millions de Français ne sont pas déjà morts de faim ? Et cet appel de dix millions d’hommes tient dans une phrase. Il faut une phrase pour dire :
— Rendez-vous à quatre heures chez X.
Ou :
— On dit que dix millions d’hommes sont morts.
Ou :
— Blois est en feu.
— On a retrouvé votre chauffeur.
Tout ça sur le même plan. D’emblée. Dix millions d’hommes. La voiture. L’armée de l’Est. La civilisation occidentale. On a retrouvé le chauffeur. L’Angleterre. Le pain. Quelle heure est-il ?
Je vous donne sept lettres. Ce sont sept lettres de la Bible. Reconstituez-moi la Bible avec ça !
Les historiens oublieront le réel. Ils inventeront des êtres pensants, reliés par des fibres mystérieuses à un univers exprimable, disposant de solides vues d’ensemble, et pesant des décisions graves selon les quatre règles de la logique cartésienne. Ils distingueront les puissances du bien des puissances du mal. Les héros des traîtres. Mais je poserai une simple question :
— Il faut, pour trahir, être responsable de quelque chose, gérer quelque chose, agir sur quelque chose, connaître quelque chose. C’est faire aujourd’hui preuve de génie. Pourquoi ne décore-t-on pas les traîtres ?
Déjà la paix un peu partout se montre. Ce n’est pas une de ces paix bien dessinées, qui succèdent, comme des étapes neuves de l’Histoire, à des guerres clairement conclues par traité. Il s’agit d’une période sans nom qui est la fin de toute chose. Une fin qui n’en finira plus de finir. Il s’agit d’un marécage où s’enlise peu à peu tout élan. On ne sent pas l’approche d’une conclusion bonne ou mauvaise. Bien au contraire. On entre peu à peu dans le pourrissement d’un provisoire qui ressemble à l’éternité. Rien ne se conclura, car il n’est plus de nœud par lequel saisir le pays, comme l’on saisirait une noyée, le poing noué à sa chevelure. Tout s’est défait. Et l’effort le plus pathétique ne ramène qu’une mèche de cheveux. La paix qui vient n’est pas le fruit d’une décision prise par l’homme. Elle gagne sur place comme une lèpre.
Là, au-dessous de moi, sur ces routes où la caravane se délabre, où les blindées allemandes tuent ou versent à boire, il en est comme de ces territoires fangeux où la terre et l’eau se confondent. La paix, qui déjà se mêle à la guerre, pourrit la guerre.
Un de mes amis, Léon Werth, a entendu sur la route un mot immense, qu’il racontera dans un grand livre. À gauche de la route sont les Allemands, à droite les Français. Entre les deux, le tourbillon lent de l’exode. Des centaines de femmes et d’enfants qui se dépêtrent, comme ils peuvent, de leurs voitures en feu. Et, comme un lieutenant d’artillerie qui se trouve malgré lui imbriqué dans l’embouteillage tente de mettre en batterie une pièce de soixante-quinze sur laquelle tiraille l’ennemi – et comme l’ennemi manque la pièce mais fauche la route – des mères vont à ce lieutenant qui, ruisselant de sueur, obstiné par son incompréhensible devoir, tente de sauver une position qui ne tiendra pas vingt minutes (ils sont ici douze hommes !) :
— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Vous êtes des lâches !
Le lieutenant et les hommes s’en vont. Ils se heurtent partout à ces problèmes de paix. Il faut, certes, que les petits ne soient pas massacrés sur la route. Or chaque soldat qui tire doit tirer dans le dos d’un enfant. Chaque camion qui progresse, ou qui tente de progresser, risque de condamner un peuple. Car, en progressant contre le courant, il embouteille inexorablement une route entière.
— Vous êtes fous ! Laissez-nous passer ! Les enfants meurent !
— Nous, on fait la guerre…
— Quelle guerre ? Où faites-vous la guerre ? En trois jours, dans cette direction, vous avancerez de six kilomètres !
Ce sont quelques soldats perdus dans leur camion, en marche vers un rendez-vous qui depuis des heures déjà, sans doute, n’a plus d’objet. Mais ils sont enfoncés dans leur devoir élémentaire :
— On fait la guerre…
— … feriez mieux de nous recueillir ! C’est inhumain !
Un enfant hurle.
— Et celui-là…
Celui-là ne crie plus. Point de lait, point de
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