Pilote de guerre
loin…» C’est évident ! « Va-t’en te faire pendre ailleurs… ! » Ils rejettent sur autrui la corvée, pour ne pas manquer leur tour à la soupe, pour ne pas interrompre une plaisanterie, ou par simple goût du vent du soir. J’abuse ainsi de leur négligence, je tire mon salut de cette minute où la guerre les fatigue tous, tous ensemble, comme par hasard – et pourquoi pas ? Et, déjà, j’escompte vaguement que, d’homme en homme, d’escouade en escouade, de village en village, je parviendrai bien à finir à mon tour. Après tout, nous ne sommes qu’un passage d’avion dans le soir… ça ne fait même pas lever la tête !
Bien sûr, j’espérais revenir. Mais dans le même temps je savais qu’il se passerait quelque chose. Vous êtes condamné au châtiment, mais la prison qui vous enferme est muette encore. Vous vous cramponnez à ce silence. Chaque seconde ressemble à la seconde qui précède. Il n’est point de raison absolue pour que celle-là qui va tomber change le monde. Ce travail est trop lourd pour elle. Chaque seconde, l’une après l’autre, sauve le silence. Le silence déjà semble éternel…
Mais le pas de celui dont on sait bien qu’il va venir se fait entendre.
Quelque chose dans le paysage vient de se rompre. Ainsi la bûche qui paraissait éteinte, soudain craque et délivre une provision d’étincelles. Par quel mystère toute cette plaine a-t-elle réagi dans le même instant ? Les arbres, le printemps venu, lâchent leurs graines. Pourquoi ce soudain printemps des armes ? Pourquoi ce déluge lumineux qui monte vers nous, et qui se montre, d’emblée, universel ?
La sensation que d’abord j’éprouve est d’avoir manqué de prudence. J’ai tout gâché. Il suffit parfois d’un clin d’œil, d’un geste, quand l’équilibre est trop précaire ! Un alpiniste tousse, et il déclenche l’avalanche. Et maintenant qu’il l’a déclenchée, tout est conclu.
Nous avons marché lourdement dans ce marécage bleu déjà noyé de nuit. Nous avons remué cette vase tranquille, et voici que, vers nous, par dizaines de milliers, elle lâche des bulles d’or.
Un peuple de jongleurs vient d’entrer dans la danse. Un peuple de jongleurs égrène vers nous, par dizaines de millier, ses projectiles. Ceux-ci, faute de variation angulaire, nous semblent d’abord immobiles, mais, pareils à ces billes que l’art du jongleur ne projette pas, mais délivre, ils commencent avec lenteur leur ascension. Je vois des larmes de lumière couler vers moi à travers une huile de silence. De ce silence qui baigne le jeu des jongleurs.
Chaque rafale de mitrailleuse ou de canon à tir rapide débite, par centaines, obus ou balles phosphorescentes, qui se succèdent comme les perles d’un chapelet. Mille chapelets élastiques s’allongent vers nous, s’étirent à rompre, et craquent à notre hauteur.
En effet, vus par le travers, les projectiles qui nous ont manqués montrent, dans leur passage tangentiel, une allure vertigineuse. Les larmes se changent en éclairs. Et voici que je me découvre noyé dans une moisson de trajectoires qui ont couleur de tiges de blé. Me voici centre d’un épais buisson de coups de lances. Me voici menacé par je ne sais quel vertigineux travail d’aiguilles. Toute la plaine s’est liée à moi, et tisse, autour de moi, un réseau fulgurant de lignes d’or.
Ah ! Quand je me penche vers la terre je découvre ces étages de bulles lumineuses qui montent avec la lenteur de voiles de brouillard. Je découvre ce lent tourbillon de semences : ainsi s’envole l’écorce du blé que l’on bat ! Mais si je regarde à l’horizontale, il n’est plus que gerbes de lances ! Du tir ? Mais non ! Je suis attaqué à l’arme blanche ! Je ne vois qu’épées de lumière ! Je me sens… Il n’est pas question de danger ! M’éblouit le luxe où je trempe !
— Ah !
J’ai décollé de vingt centimètres de mon siège. Ç’a été sur l’avion comme un coup de bélier. Il s’est rompu, pulvérisé… mais non… mais non… je le sens qui répond encore aux commandes. Ce n’est rien que le premier coup d’un déluge de coups. Cependant je n’ai point observé d’explosions. La fumée des éclatements se confond sans doute avec le sol sombre : je lève la tête et je regarde.
Ce spectacle est sans appel.
XXI
Penché vers la terre je n’avais pas remarqué l’espace vide qui peu à peu s’est élargi entre les
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