Pilote de guerre
soixante-douze au compas. J’ai eu tort de vieillir. Voilà. J’étais si heureux dans l’enfance. Je le dis, mais est-ce vrai ? Je marchais déjà dans mon vestibule à cent soixante-douze au compas. À cause des oncles.
C’est maintenant qu’elle se fait douce, l’enfance. Non seulement l’enfance, mais toute la vie passée. Je la vois dans sa perspective, comme une campagne…
Et il me semble que je suis un. Ce que j’éprouve, je l’ai toujours connu. Mes joies ou mes tristesses ont sans doute changé d’objet, mais les sentiments sont restés les mêmes. J’étais ainsi heureux ou malheureux. J’étais puni ou pardonné. Je travaillais bien. Je travaillais mal. Cela dépendait des jours…
Mon plus lointain souvenir ? J’avais une gouvernante tyrolienne qui s’appelait Paula. Mais ce n’est même pas un souvenir : c’est le souvenir d’un souvenir. Paula, lorsque j’avais cinq ans, dans mon vestibule, n’était déjà plus qu’une légende. Pendant des années ma mère nous a dit, à l’époque du nouvel an : « Il y a une lettre de Paula ! » C’était une grande joie pour nous, les enfants. Cependant pourquoi étions-nous heureux ? Nul d’entre nous ne se souvenait de Paula. Elle était retournée à son Tyrol. Donc à sa maison tyrolienne. Une sorte de chalet-baromètre perdu dans la neige. Et Paula se montrait à la porte, les jours de soleil, comme dans tous les chalets-baromètres.
— Paula est jolie ?
— Ravissante.
— Il fait souvent beau au Tyrol ?
— Toujours.
Il faisait toujours beau au Tyrol. Le chalet-baromètre poussait Paula très loin, dehors, sur sa pelouse de neige. Lorsque j’ai su écrire, on m’a fait écrire des lettres à Paula. Je lui disais : « Ma chère Paula, je suis bien content de vous écrire…» C’était un peu comme des prières, puisque je ne la connaissais pas…
— Cent soixante-quatorze.
— Entendu. Cent soixante-quatorze.
Va pour cent soixante-quatorze. Faudra modifier l’épitaphe. C’est curieux comme d’un coup la vie s’est rassemblée. J’ai fait mes bagages de souvenirs. Ils ne serviront plus jamais à rien. Ni à personne. J’ai le souvenir d’un grand amour. Ma mère nous disait : « Paula écrit que l’on vous embrasse tous pour elle…» Et ma mère nous embrassait tous pour Paula.
— Paula sait que j’ai grandi ?
— Bien sûr. Elle sait.
Paula savait tout.
— Mon Capitaine, ils tirent.
Paula, on me tire dessus ! Je jette un coup d’œil à l’altimètre : six cent cinquante mètres. Les nuages sont à sept cents mètres. Bon. Je n’y puis rien. Mais sous mon nuage, le monde n’est pas noirâtre comme je croyais le pressentir : il est bleu. Merveilleusement bleu. C’est l’heure du crépuscule, et la plaine est bleue. Par endroits, il pleut. Bleue de pluie…
— Cent soixante-huit.
— Entendu. Cent soixante-huit.
Va pour cent soixante-huit. Il fait bien des zigzags le chemin vers l’éternité… Mais ce chemin, qu’il me paraît tranquille ! Le monde ressemble à un verger. Tout à l’heure il se montrait dans la sécheresse d’une épure. Tout m’apparaissait inhumain. Mais je vole bas, dans une sorte d’intimité. Il y a des arbres isolés ou groupés, par petits paquets. On les rencontre. Et des champs verts. Et des maisons aux tuiles rouges avec quelqu’un devant la porte. Et de belles averses bleues tout autour. Paula, par ce temps-là, sans doute nous rentrait vite…
— Cent soixante-quinze.
Mon épitaphe perd beaucoup de sa rude noblesse : « A maintenu cent soixante-douze, cent soixante-quatorze, cent soixante-huit, cent soixante-quinze…» J’ai plutôt l’air versatile. Tiens ! Mon moteur tousse ! Il se refroidit. Je ferme donc les volets de capot. Bon, Comme c’est l’heure d’ouvrir le réservoir supplémentaire, je tire le levier. Je n’oublie rien ? Je jette un coup d’œil sur la pression d’huile. Tout est en ordre.
— Ça commence à faire vilain, mon Capitaine…
Tu entends, Paula ? Ça commence à faire vilain. Et cependant je ne puis pas ne pas m’étonner de ce bleu du soir. Il est tellement extraordinaire ! Cette couleur est si profonde. Et ces arbres fruitiers, ces pruniers peut-être, qui défilent. Je suis entré dans ce paysage. Finies les vitrines ! Je suis un maraudeur qui a sauté le mur. Je marche à grandes enjambées dans une luzerne mouillée et je vole des prunes. Paula, c’est une drôle de
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