Pilote de guerre
guerre. C’est une guerre mélancolique et toute bleue. Je me suis un peu égaré. J’ai trouvé cet étrange pays en vieillissant… Oh ! non, je n’ai pas peur. C’est un peu triste, et voilà tout.
— Zigzaguez, Capitaine !
Ça, c’est un jeu nouveau, Paula ! Un coup de pied à droite, un coup de pied à gauche, on déroute le tir. Quand je tombais je me faisais des bosses. Tu me les soignais sans doute avec des compresses d’arnica. Je vais avoir fameusement besoin d’arnica. Tu sais, quand même… c’est merveilleux le bleu du soir !
J’ai vu là, sur l’avant, trois coups de lance divergents. Trois longues tiges verticales et brillantes. Sillages de balles lumineuses ou d’obus lumineux de petit calibre. C’était tout doré. J’ai vu brusquement, dans le bleu du soir, jaillir l’éclat de ce candélabre à trois branches…
— Capitaine ! À gauche tirent très fort ! Obliquez !
Coup de pied.
— Ah ! ça s’aggrave…
Peut-être…
Ça s’aggrave, mais je suis à l’intérieur des choses. Je dispose de tous mes souvenirs et de toutes les provisions que j’ai faites, et de toutes mes amours. Je dispose de mon enfance qui se perd dans la nuit comme une racine. J’ai commencé la vie sur la mélancolie d’un souvenir… Ça s’aggrave, mais je ne reconnais rien en moi de ce que je pensais ressentir face à ces coups de griffe d’étoiles filantes.
Je suis dans un pays qui me touche au cœur. C’est la fin du jour. Il est de grands pans de lumière, entre les orages, sur la gauche, qui bâtissent des carrés de vitrail. Je palpe presque, de la main, à deux pas de moi, toutes les choses qui sont bonnes. Il y a ces pruniers à prunes. Cette terre à odeur de terre. Il doit être bon de marcher au travers des terres humides. Tu sais, Paula, j’avance doucement, en balançant de droite à gauche, comme un char à foin. Tu crois ça rapide, un avion… bien sûr, si tu réfléchis ! Mais si tu oublies la machine, si tu regardes, tu te promènes tout simplement dans la campagne…
— Arras…
Oui. Très loin en avant. Mais Arras n’est pas une ville. Arras n’est rien d’autre qu’une mèche rouge sur fond bleu de nuit. Sur fond d’orage. Car décidément, à gauche et en face, c’est un fameux grain qui se prépare. Le crépuscule n’explique pas ce demi-jour. Il faut des massifs de nuages, pour filtrer une lumière aussi sombre…
La flamme d’Arras a grandi. Ce n’est pas une flamme d’incendie. Un incendie s’élargit comme un chancre, avec autour un simple rebord de chair vive. Mais cette mèche rouge, alimentée en permanence, est celle d’une lampe qui fumerait un peu. C’est une flamme sans nervosité, assurée de durer, bien installée sur sa provision d’huile. Je la sens pétrie d’une chair compacte, presque pesante, que le vent remue quelquefois comme il inclinerait un arbre. Voilà… un arbre. Cet arbre a pris Arras dans le réseau de ses racines. Et tous les sucs d’Arras, toutes les provisions d’Arras, tous les trésors d’Arras montent, changés en sève, pour nourrir l’arbre.
Je vois cette flamme parfois trop lourde perdre l’équilibre à droite ou à gauche, cracher une fumée plus noire, puis de nouveau se reconstruire. Mais je ne distingue toujours pas la ville. Toute la guerre se résume à cette lueur. Dutertre dit que ça s’aggrave. Il observe, de l’avant, mieux que moi. N’empêche que je suis surpris d’abord par une sorte d’indulgence ; cette plaine vénéneuse lance peu d’étoiles.
Oui mais…
Tu sais, Paula, dans les contes de fées de l’enfance, le chevalier marchait, à travers de terribles épreuves, vers un château mystérieux et enchanté. Il escaladait des glaciers. Il franchissait des précipices, il déjouait des trahisons. Enfin le château lui apparaissait, au cœur d’une plaine bleue, douce au galop comme une pelouse. Il se croyait déjà vainqueur… Ah ! Paula, on ne trompe pas une vieille expérience des contes de fées ! C’était toujours là le plus difficile…
Je cours ainsi vers mon château de feu, dans le bleu du soir, comme autrefois… Tu es partie trop tôt pour connaître nos jeux, tu as manqué le « chevalier Aklin ». C’était un jeu de notre invention, car nous méprisions les jeux des autres. Il se jouait les jours de grands orages, quand, après les premiers éclairs, nous sentions, à l’odeur des choses et au brusque tremblement des feuilles, que le
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