Pilote de guerre
hommes, nouant leur ascension dans cette chevelure, se changent en brûlure qu’emporte le vent.
Déjà je frôle les premiers paquets de brumaille. Il est encore autour de nous des flèches d’or montantes qui trouent par en dessous le ventre du nuage. La dernière image m’est offerte quand déjà le nuage m’enferme, par un dernier trou. Durant une seconde, la flamme d’Arras m’apparaît, allumée pour la nuit comme une lampe à huile de nef profonde. Elle sert un culte, mais elle coûte cher. Demain elle aura tout consommé et consumé. J’emporte en témoignage la flamme d’Arras.
— Ça va, Dutertre ?
— Ça va, mon Capitaine. Deux cent quarante. Dans vingt minutes on descendra sous le nuage. On se repérera quelque part sur la Seine…
— Ça va, le mitrailleur ?
— Heu… oui… mon Capitaine… ça va.
— Pas eu trop chaud ?
— Heu… non… oui.
Il n’en sait rien. Il est content. Je songe au mitrailleur de Gavoille. Une nuit, sur le Rhin, quatre-vingts projecteurs de guerre ont pris Gavoille dans leurs faisceaux. Ils construisent autour de lui une gigantesque basilique. Et voilà que le tir s’en mêle. Gavoille entend alors son mitrailleur se parler à soi-même, à voix basse. (Les laryngophones sont indiscrets.) Le mitrailleur se fait ses propres confidences : « Eh bien ! mon vieux… Eh bien ! mon vieux… on peut toujours courir pour trouver ça dans le civil !…» Il était content, le mitrailleur.
Moi, je respire avec lenteur. Je remplis bien ma poitrine. C’est merveilleux de respirer. Il est des tas de choses que je vais comprendre… mais d’abord je songe à Alias. Non. C’est à mon fermier d’abord que je songe. Je l’interrogerai donc sur le nombre des instruments… Eh ! que voulez-vous ! J’ai de la suite dans les idées. Cent trois. À propos… les jauges d’essence, les pressions d’huile… quand les réservoirs sont crevés, vaut mieux surveiller ces instruments-là ! Je les surveille. Les revêtements de caoutchouc tiennent le coup. Ça, c’est un perfectionnement merveilleux ! Je surveille aussi les gyroscopes : ce nuage est peu habitable. Un nuage d’orage. Il nous secoue dur.
— Croyez pas que pourrions descendre ?
— Dix minutes… ferions mieux d’attendre encore dix minutes…
J’attendrai donc encore dix minutes. Ah ! oui, je pensais à Alias. Compte-t-il beaucoup nous revoir ? L’autre jour nous étions en retard d’une demi-heure. Une demi-heure, en général, c’est grave… Je cours rejoindre le Groupe qui dîne. Je pousse la porte, je tombe sur ma chaise à côté d’Alias. Juste à cet instant le commandant soulève sa fourchette ornée d’une gerbe de nouilles. Il s’apprête à les enfourner. Mais il sursaute, s’interrompt net, et me considère, la bouche ouverte. Les nouilles pendent, immobiles.
— Ah !… Ben… suis content de vous voir !
Et il engrange les nouilles.
Il a, selon moi, un défaut grave, le commandant. Il s’obstine a interroger le pilote sur les enseignements de la mission. Il m’interrogera. Il me regardera avec une patience redoutable, en attendant que je lui dicte des vérités premières. Il se sera armé d’une feuille de papier et d’un stylographe, pour ne pas laisser se perdre une seule goutte de cet élixir. Ça me rappellera ma jeunesse : « Comment intégrez-vous, candidat Saint-Exupéry, les équations de Bernoulli ? »
— Euh…
Bernoulli… Bernoulli… Et l’on reste là, immobile, sous ce regard, comme un insecte orné d’une épingle au travers du corps.
Ça regarde Dutertre, les enseignements de la mission. Il observe à la verticale, Dutertre. Il voit des tas de choses. Des camions, des chalands, des tanks, des soldats, des canons, des chevaux, des gares, des trains dans les gares, des chefs de gare. Moi j’observe trop en oblique. Je vois des nuages, la mer, des fleuves, des montagnes, le soleil. J’observe très en gros. Je me fais une idée d’ensemble.
— Vous savez, mon Commandant, que le pilote…
— Voyons ! Voyons ! On aperçoit toujours quelque chose.
— Je… Ah ! Des incendies ! J’ai vu des incendies. Ça, c’est intéressant…
— Non. Tout brûle. Quoi d’autre ?
Pourquoi Alias est-il cruel ?
XXII
Cette fois-ci m’interrogera-t-il ?
Ce que je rapporte de ma mission ne peut s’inscrire sur un compte rendu. Je « sécherai » comme un collégien au tableau noir. Je paraîtrai très
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