Pilote de guerre
malheureux, et cependant je ne serai pas malheureux. Fini le malheur… Il s’est envolé quand les premières balles ont lui. Si j’avais fait demi-tour une seconde trop tôt, j’aurais tout ignoré de moi.
J’aurais ignoré la belle tendresse qui me monte au cœur. Je reviens vers les miens. Je rentre. Je me fais l’effet d’une ménagère qui, ayant achevé ses courses, prend le chemin de la maison, et médite sur les plats dont elle réjouira les siens. Elle balance de droite à gauche le panier à provisions. De temps à autre elle soulève le journal qui les recouvre : tout est bien là. Elle n’a rien oublié. Elle sourit de la surprise qu’elle prépare, et flâne un peu. Elle jette un coup d’œil sur les étalages.
Je jetterais avec plaisir un coup d’œil sur les étalages, si Dutertre ne m’obligeait pas d’habiter cette prison blanchâtre. Je regarderais défiler la campagne. Il est vrai qu’il vaut mieux patienter encore : ce paysage-ci est empoisonné. Tout y conspire. Les petits châteaux de province eux-mêmes qui, avec leur pelouse un peu ridicule et leurs douzaines d’arbres apprivoisés, paraissent des écrins naïfs pour jeunes filles candides, ne sont que pièges de guerre. À voler bas, au lieu de signaux d’amitié, on récolte des explosions de torpilles.
Malgré le ventre du nuage je reviens quand même du marché. Elle avait bien raison, la voix du commandant : « Vous irez au coin de la première rue à droite, et m’achèterez des allumettes…» Ma conscience est en paix. J’ai les allumettes dans ma poche. Ou, plus exactement, elles se trouvent dans la poche de mon camarade Dutertre. Comment fait-il pour se rappeler tout ce qu’il a vu ? Ça le regarde. Et je songe aux choses sérieuses. Après l’atterrissage, s’il nous est épargné la pagaille d’un nouveau déménagement, je lancerai un défi à Lacordaire, et je le battrai aux échecs. Il déteste perdre. Moi aussi. Mais je gagnerai.
Lacordaire, hier, était saoul. Du moins… un peu : je ne voudrais pas le déshonorer. Il s’était saoulé pour se consoler. Ayant oublié, au retour d’un vol, de commander son train d’atterrissage, il avait posé l’avion sur le ventre. Alias, hélas présent, avait considéré l’avion avec mélancolie, mais n’avait pas ouvert la bouche. Lacordaire, vieux pilote, je le revois. Il attendait les reproches d’Alias. Il espérait les reproches d’Alias. Des reproches violents lui eussent fait du bien. Cette explosion lui eût permis d’exploser aussi. Il se fût, en ripostant, dégonflé de sa rage. Mais Alias hochait la tête. Alias méditait sur l’avion ; il se moquait bien de Lacordaire. Cet accident n’était, pour le commandant, qu’un malheur anonyme, une sorte d’impôt statistique. Il ne s’agissait là que d’une de ces distractions stupides qui surprennent les plus vieux pilotes. Elle avait été infligée injustement à Lacordaire. Lacordaire était pur, hors cette bévue d’aujourd’hui, de toute imperfection professionnelle. C’est pourquoi Alias, ne s’intéressant qu’à la victime, sollicita le plus machinalement du monde, de Lacordaire lui-même, son opinion sur les dégâts. Et je sentis monter d’un cran la rage rentrée de Lacordaire. Vous posez gentiment votre main sur l’épaule du tortionnaire et vous lui dites : « Cette pauvre victime… hein… comme elle doit souffrir…» Les mouvements du cœur humain sont insondables. Cette main tendre, qui sollicite sa sympathie, exaspère le tortionnaire. Il jette à la victime un regard noir. Il regrette de ne pas l’avoir achevée.
C’est ainsi. Je rentre chez moi. Le Groupe 2/33 c’est chez moi. Et je comprends ceux de chez moi. Je ne puis pas me tromper sur Lacordaire. Lacordaire ne peut pas se tromper sur moi. Je ressens cette communauté avec un sentiment d’évidence extraordinaire : « Nous autres, du Groupe 2/33 ! » Eh ! Voici donc que les matériaux en vrac déjà se nouent…
Je songe à Gavoille et à Hochedé. Je ressens cette communauté qui me lie à Gavoille et à Hochedé. Je m’interroge sur Gavoille : quelle est son origine ? Il montre une belle substance terrienne. Un chaud souvenir me revient, qui me parfume soudain le cœur. Gavoille, lorsque nous cantonnions à Orconte, habitait, comme moi, une ferme.
Un jour il me dit :
— La fermière a tué un porc. Elle nous invite à manger le boudin.
Nous étions trois : Israël, Gavoille et
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