Pilote de guerre
moi, à mâcher la belle écorce noire et craquante. La paysanne nous a servi un petit vin blanc. Gavoille m’a dit : « Je lui ai acheté ça pour lui faire plaisir. Il faut signer. » C’était un de mes livres. Et je n’ai éprouvé aucune gêne. J’ai signé avec plaisir, pour faire plaisir. Israël bourrait sa pipe, Gavoille se grattait la cuisse, la paysanne semblait bien contente d’hériter d’un livre signé par l’auteur. Le boudin embaumait. J’étais un peu saoul de petit vin blanc, et je ne me sentais pas étranger, malgré que je signasse un livre, ce qui m’a toujours paru un peu ridicule. Je ne me sentais pas refusé. Je ne faisais figure, malgré ce livre, ni d’auteur, ni de spectateur. Je ne venais pas du dehors. Israël, gentiment, me regardait signer. Gavoille, avec simplicité, continuait de gratter sa cuisse. Et j’éprouvais à leur égard une sorte de sourde reconnaissance. Ce livre eût pu me donner l’apparence d’un témoin abstrait. Et cependant je ne faisais figure, malgré lui, ni d’intellectuel ni de témoin. J’étais des leurs.
Le métier de témoin m’a toujours fait horreur. Que suis-je, si je ne participe pas ? J’ai besoin, pour être, de participer. Je me nourris de la qualité des camarades, cette qualité qui s’ignore, parce qu’elle se fout bien d’elle-même, et non par humilité. Gavoille ne se considère pas, ni Israël. Ils sont réseau de liens avec leur travail, leur métier, leur devoir. Avec ce boudin qui fume. Et je m’enivre de la densité de leur présence. Je puis me taire. Je puis boire mon petit vin blanc. Je puis même signer ce livre sans me retrancher d’avec eux. Rien n’abîmera cette fraternité.
Il ne s’agit point ici, pour moi, de dénigrer les démarches de l’intelligence, ni les victoires de la conscience. J’admire les intelligences limpides. Mais qu’est-ce qu’un homme, s’il manque de substance ? S’il n’est qu’un regard et non un être ? La substance je la découvre en Gavoille ou en Israël. Comme je la découvrais en Guillaumet.
Les avantages que je puis tirer d’une activité d’écrivain, cette liberté par exemple dont je pourrais peut-être disposer, et qui me permettrait, si mon métier au Groupe 2/33 me déplaisait, d’obtenir de m’en dégager pour d’autres fonctions, je les réprouve avec une sorte d’effroi. Ce n’est que la liberté de n’être point. Chaque obligation fait devenir.
Nous avons failli crever en France de l’intelligence sans substance. Gavoille est. Il aime, déteste, se réjouit, ronchonne. Il est pétri de liens. Et, de même que je savoure, en face de lui, ce boudin craquant, je savoure les obligations du métier qui nous fondent ensemble dans un tronc commun. J’aime le Groupe 2/33. Je ne l’aime pas en spectateur qui découvre un beau spectacle. Je me fous du spectacle. J’aime le groupe 2/33 parce que j’en suis, qu’il m’alimente, et que je contribue à l’alimenter.
Et maintenant que je reviens d’Arras je suis de mon Groupe plus que jamais. J’ai acquis un lien de plus. J’ai renforcé en moi ce sentiment de communauté qui est à savourer dans le silence. Israël et Gavoille ont subi des risques plus durs, peut-être, que les miens. Israël a disparu. Mais, de cette promenade d’aujourd’hui, je ne devais pas revenir non plus. Elle me donne un peu plus le droit de m’asseoir à leur table, et de me taire avec eux. Ce droit-là s’achète très cher. Mais il vaut très cher : c’est le droit d’« être ». C’est pourquoi, ce bouquin, je l’ai signé sans gêne… il ne gâchait rien.
Et voici que je rougis à l’idée de bredouiller tout à l’heure, quand le commandant m’interrogera. J’aurai honte de moi. Le commandant pensera que je suis un peu stupide. Si ces histoires de livre ne me gênent pas c’est que, quand bien même j’aurais accouché d’une bibliothèque entière, ces références ne me sauveraient pas de la honte dont je suis menacé. Cette honte n’est pas un jeu que je joue. Je ne suis pas le sceptique qui s’offre le luxe de se prêter à quelque coutume touchante. Je ne suis pas le citadin qui joue, en vacances, au paysan. J’ai été chercher, une fois de plus, la preuve de ma bonne foi sur Arras. J’ai engagé ma chair dans l’aventure. Toute ma chair. Et je l’ai engagée perdante. J’ai donné tout ce que j’ai pu à ces règles du jeu. Pour qu’elles soient autre chose que des règles du
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