Pilote de guerre
jeu. J’ai acquis le droit de me sentir penaud, bientôt, quand le commandant m’interrogera. C’est-à-dire de participer. D’être lié. De communier. De recevoir et de donner. D’être plus que moi-même. D’accéder à cette plénitude qui me gonfle si fort. D’éprouver cet amour que j’éprouve à l’égard de mes camarades, cet amour qui n’est pas un élan venu du dehors, qui ne cherche pas à s’exprimer – jamais – sauf, toutefois, à l’heure des dîners d’adieux. Vous êtes alors un peu ivre, et la bienveillance de l’alcool vous fait pencher vers les convives comme un arbre lourd de fruits à donner. Mon amour du Groupe n’a pas besoin de s’énoncer. Il n’est composé que de liens. Il est ma substance même. Je suis du Groupe. Et voilà tout.
Lorsque je pense au Groupe, je ne puis pas ne pas penser à Hochedé. Je pourrais raconter son courage de guerre, mais je me sentirais ridicule. Il ne s’agit point de courage : Hochedé a fait à la guerre un don total. Mieux, probablement, que nous tous. Hochedé est, en permanence, dans cet état que j’ai été difficilement conquérir. Moi, je pestais quand je m’habillais. Hochedé ne peste pas. Hochedé est parvenu où nous allons. Où je voulais aller.
Hochedé est un ancien sous-officier promu récemment sous-lieutenant. Sans doute dispose-t-il d’une culture médiocre. Il ne saurait rien éclairer sur lui-même. Mais il est bâti, il est achevé. Le mot devoir, quand il s’agit de Hochedé, perd toute redondance. On voudrait bien subir le devoir comme Hochedé le subit. En face de Hochedé, je me reproche tous mes petits renoncements, mes négligences, mes paresses, et par-dessus tout, s’il y a lieu, mes scepticismes. Ce n’est pas signe de vertu, mais de jalousie bien comprise. Je voudrais exister autant que Hochedé existe. Un arbre est beau, bien établi sur ses racines. Elle est belle, la permanence de Hochedé. Hochedé ne pourrait décevoir.
Je ne raconterai donc rien des missions de guerre de Hochedé. Volontaire ? Nous sommes tous, toujours, volontaires pour toutes les missions. Mais par obscur besoin de croire en nous. On se dépasse alors un peu. Hochedé est volontaire naturellement. Il « est » cette guerre. C’est si naturel que, s’il s’agit d’un équipage à sacrifier, le commandant pense aussitôt à Hochedé : « Dites donc, Hochedé…» Hochedé trempe dans la guerre comme un moine dans sa religion. Pourquoi se bat-il ? Il se bat pour soi. Hochedé se confond avec une certaine substance qui est à sauver, et qui est sa propre signification. À cet étage la vie et la mort se mêlent un peu. Hochedé est déjà confondu. Sans le savoir, peut-être, il ne craint guère la mort. Durer, faire durer… pour Hochedé mourir et vivre se concilient.
Ce qui, de lui, m’a d’abord ébloui, c’est son angoisse quand Gavoille a essayé de lui emprunter son chronomètre, pour mesurer des vitesses sur base.
— Mon Lieutenant… non… ça m’ennuie.
— Tu es stupide ! C’est pour un réglage de dix minutes !
— Mon Lieutenant… il y en a un, au magasin de l’escadrille.
— Oui. Mais il n’a pas voulu démordre, depuis six semaines, de deux heures sept !
— Mon Lieutenant… ça ne se prête pas un chronomètre… je ne suis pas obligé de le prêter, mon chronomètre… vous ne pouvez pas exiger ça !
La discipline militaire et le respect hiérarchique peuvent solliciter d’un Hochedé qu’à peine abattu en flammes, et par miracle indemne, il se réinstalle dans un autre avion pour une autre mission, qui cette fois-ci sera périlleuse… mais non qu’il livre à des mains sans respect un chronomètre de grand luxe, qui a coûté trois mois de solde, et qui fut remonté, chaque soir, avec un soin tout maternel. À voir gesticuler les hommes, on devine qu’ils ne comprennent rien aux chronomètres.
Et quand Hochedé vainqueur, son bon droit enfin établi, et son chronomètre contre son cœur, quitta tout fumant encore d’indignation le bureau de l’escadrille, j’aurais embrassé Hochedé. Je découvrais les trésors d’amour de Hochedé. Il luttera pour son chronomètre. Son chronomètre existe. Et il mourra pour son pays. Son pays existe. Hochedé existe, qui est lié à eux. Il est pétri de tous ses liens avec le monde.
C’est pourquoi j’aime Hochedé sans éprouver le besoin de le lui dire. Ainsi j’ai perdu Guillaumet, tué en vol – le meilleur ami que
Weitere Kostenlose Bücher