Pilote de guerre
Je me sens lié à ceux de chez moi, tout simplement. Je suis d’eux, comme ils sont de moi. Lorsque mon fermier a distribué le pain, il n’a rien donné. Il a partagé et échangé. Le même blé, en nous, a circulé. Le fermier ne s’appauvrissait pas. Il s’enrichissait : il se nourrissait d’un pain meilleur, puisque changé en pain d’une communauté. Lorsque j’ai, cet après-midi, décollé pour ceux-là, en mission de guerre, je ne leur ai rien donné non plus. Nous ne leur donnons rien, nous du Groupe. Nous sommes leur part de sacrifice de guerre. Je comprends pourquoi Hochedé fait la guerre sans grands mots, comme un forgeron qui forge pour le village. « Qui êtes-vous ? – Je suis le forgeron du village. » Et le forgeron travaille heureux.
Si maintenant j’espère, quand ils semblent désespérer, je ne m’en distingue pas non plus. Je suis simplement leur part d’espoir. Certes nous sommes déjà vaincus. Tout est en suspens. Tout s’écroule. Mais je continue d’éprouver la tranquillité d’un vainqueur. Les mots sont contradictoires ? Je me moque des mots. Je suis semblable à Pénicot, Hochedé, Alias, Gavoille. Nous ne disposons d’aucun langage pour justifier notre sentiment de victoire. Mais nous nous sentons responsables. Nul ne peut se sentir, à la fois, responsable et désespéré.
Défaite… Victoire… Je sais mal me servir de ces formules. Il est des victoires qui exaltent, d’autres qui abâtardissent. Des défaites qui assassinent, d’autres qui réveillent. La vie n’est pas énonçable par des états, mais par des démarches. La seule victoire dont je ne puis douter est celle qui loge dans le pouvoir des graines. Plantée la graine, au large des terres noires, la voilà déjà victorieuse. Mais il faut dérouler le temps pour assister à son triomphe dans le blé.
Il n’était rien ce matin qu’une armée démantibulée, et une foule en vrac. Mais une foule en vrac, s’il est une seule conscience où déjà elle se noue, n’est plus en vrac. Les pierres du chantier ne sont en vrac qu’en apparence, s’il est, perdu dans le chantier, un homme, serait-il seul, qui pense cathédrale. Je ne m’inquiète pas du limon épars s’il abrite une graine. La graine le drainera pour construire.
Quiconque accède à la contemplation se change en semence. Quiconque découvre une évidence tire chacun par la manche pour la lui montrer. Quiconque invente prêche aussitôt son invention. Je ne sais comment un Hochedé s’exprimera ou agira. Mais peu m’importe. Il répandra sa foi tranquille autour de lui. J’entrevois mieux le principe des victoires ; celui-là qui s’assure d’un poste de sacristain ou de chaisière dans la cathédrale bâtie, est déjà vaincu. Mais quiconque porte dans le cœur une cathédrale à bâtir, est déjà vainqueur. La victoire est fruit de l’amour. L’amour reconnaît seul le visage à pétrir. L’amour seul gouverne vers lui. L’intelligence ne vaut qu’au service de l’amour.
Le sculpteur est lourd du poids de son œuvre : peu importe s’il ignore comment il pétrira. De coup de pouce en coup de pouce, d’erreur en erreur, de contradiction en contradiction, il marchera droit, a travers la glaise, vers sa création. Ni l’intelligence, ni le jugement ne sont créateurs. Si le sculpteur n’est que science et intelligence, ses mains manqueront de génie.
Nous nous sommes trompés trop longtemps sur le rôle de l’intelligence. Nous avons négligé la substance de l’homme. Nous avons cru que la virtuosité des âmes basses pouvait aider au triomphe des causes nobles, que l’égoïsme habile pouvait exalter l’esprit de sacrifice, que la sécheresse de cœur pouvait, par le vent des discours, fonder la fraternité ou l’amour. Nous avons négligé l’Être. La graine de cèdre, bon gré, mal gré, deviendra cèdre. La graine de ronce deviendra ronce. Je refuserai désormais de juger l’homme sur les formules qui justifient ses décisions. On se trompe trop aisément sur la caution des paroles, comme sur la direction des actes. Celui qui marche vers sa maison, j’ignore s’il marche vers la querelle ou vers l’amour. Je me demanderai : « Quel homme est-il ? » Alors seulement je connaîtrai vers où il pèse, et où il ira. On va toujours, en fin de compte, vers où l’on pèse.
Le germe, hanté par le soleil, trouve toujours son chemin à travers la pierraille du sol. Le pur logicien, si nul soleil
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