Pour les plaisirs du Roi
mouraient de faim car la guerre et la marine anglaise avaient longtemps troublé le ravitaillement de l'île. La paix désormais acquise, on décida de rétablir un semblant d'ordre, d'autant que des mutineries s'étaient déclenchées parmi les garnisons d'Ajaccio et de Calvi. Et au ministère des Affaires étrangères, on travailla au choix de nouveaux commissaires pour les subsistances des régiments corses. Averti, M. de Richelieu eut la bonté de penser à moi pour occuper cette lucrative activité. En échange, il ne demandait rien d'autre que mon amitié et un petit pourcentage, ce que je n'entendais d'ailleurs pas autrement.
M. François attira cependant mon attention sur un détail qui avait son importance. Cette affaire se devait de garder une certaine discrétion : les personnes de qualité ne sont pas par nature destinées à faire du commerce, encore moins lorsque leur nom déplaît à quelques-uns. Bref, il s'agissait de trouver un tiers pour endosser le brevet de commissaire. Il me demanda si je possédais dans mes relations un homme de confiance qui puisse satisfaire à cette exigence. Je connaissais peu de roturiers, encore moins qui fussent dignes de confiance. Je me rabattis donc sur ce que j'avais sous la main, et Nallut me parut un bon choix. Il avait l'expérience du commerce maritime, doublée d'une cupidité visiblement sans frontières. Je me faisais fort de le convaincre : j'affirmai à M. François qu'il me serait aisé d'avoir un prête-nom. Il sembla content de moi car il promit qu'il m'enverrait très vite des nouvelles sur la marche à suivre. La décision devait se prendre dans les prochaines semaines. Il me demanda ensuite de l'excuser : il devait repartir le lendemain pour régler quelques affaires à Douvres avant de rembarquer vers la France.
Dans les jours qui suivirent, je me rendis chez Nallut pour lui mettre l'affaire en main. Comme je l'avais spéculé, il se montra intéressé par ma proposition. Il fut convenu entre nous qu'il rejoindrait Paris sans tarder quand M. François me préviendrait que le moment était venu. Là, il prendrait discrètement possession de sa fonction en attendant mon retour. Pour prix de sa peine – c'est lui qui allait se charger de tout –, je lui concédais un tiers des bénéfices et la moitié des sommes au-delà de cent mille livres de gain. Je courais peu de risques car s'il lui passait par la tête de ne pas se souvenir de notre convention, il me suffirait d'un mot pour qu'on lui retire le marché. Nallut trouva l'accord fort à son goût. Il m'en remercia par une bordée d'invitations à souper dans les plus renommées tavernes de Londres. Un soir, Elie me demanda si elle pouvait nous accompagner. J'acceptai. Nallut insista pour nous mener dans une auberge à Westminster, où, disait-il, on trouvait beaucoup de gaieté et de la bonne chère. Il ne s'en doutait pas, mais son zèle allait manquer lui faire perdre ma compagnie, en même temps que les dizaines de milliers de livres promises pour ses services. Tout cela à son corps défendant, mais laissez que je vous conte la suite.
The Molly House se dissimulait dans une ruelle borgne qui longeait un vaste bâtiment encore marqué du sceau des flammes d'un ancien incendie. Nous fûmes accueillis à la porte par une paire de domestiques dont la mise superbe tranchait passablement avec la décrépitude des lieux. L'un des deux nous invita à le suivre. Après un bref couloir fort étroit, il écarta une épaisse tenture, et dévoila une salle remplie de bruyants hôtes installés autour de tables rondes comme c'est parfois l'usage dans les auberges de ce pays. On nous fit une place à côté d'un couple un peu ivre et d'un jeune homme à la physionomie ambiguë. Un sentiment curieux s'empara de moi. Je ne compris d'abord pas d'où venait mon trouble. Au bout d'un moment, l'observation des autres convives commença de m'éclairer : beaucoup de femmes de l'assemblée ressemblaient à des hommes, tandis que leurs compagnons trahissaient souvent des manières d'épouses. Je m'ouvris à Nallut de l'étrangeté de ce fait. Il loua ma perspicacité dans un grand éclat de rire, avant de m'expliquer les dessous de ce mystère. Cette digne maison se faisait une spécialité d'attirer nombre d'efféminés dont la nature s'était plu à invertir les mœurs. À voix basse, il me confia que le jeune homme à notre table venait parfois en jeune femme, tandis que le couple était en fait composé de deux
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