Pour les plaisirs du Roi
J'exige réparation. Étant l'offensé, je dispose du droit de choisir les modalités de notre rencontre.
— Choisissez, je me tiens à votre entière disposition, répondis-je, étrangement serein.
— Demain, mon témoin viendra vous informer du lieu de notre rencontre. Sachez cependant dès aujourd'hui que c'est au pistolet que je vous demanderai raison de votre grossièreté, dit-il avant de prendre le bras de sa compagne du soir et de s'éclipser.
Il avait déjà le dos tourné lorsque je lui répondis :
— Comme il vous plaira. Bonne nuit.
Nallut avait assisté à la fin de la scène. Il était affolé, au moins autant qu'Elie, qui lui raconta avec difficulté le début de l'altercation. Il me demanda si je savais ce que je faisais. Je lui répondis nonchalamment de ne pas s'inquiéter, et que nous ferions bientôt de bonnes affaires tous les deux. Il n'en semblait pas convaincu. Il ne cessait de répéter qu'il s'en voulait de m'avoir conduit en ce lieu. Je le calmai en lui disant qu'il m'avait au contraire rendu service car il me fournissait l'occasion de régler enfin une vieille querelle. Sa soirée en fut tout de même gâchée. Je rentrai un peu plus tard avec Elie. Avant de me coucher, je commandai à Simon de porter un pli à lord Ligonier à la première heure : je lui demandais de m'indiquer un témoin de confiance, lui-même étant trop âgé pour me rendre ce service. Ensuite, je m'endormis paisiblement bien que mon inexpérience au pistolet, arme que je déteste, eût dû m'empêcher de fermer l'œil. Ma brave Elie le fit pour moi.
Le lendemain, sur les coups de midi, un gentilhomme se présenta chez moi. C'était le témoin de M. de Kallenberg. Je lui trouvai une franche ressemblance avec la dame de la veille. Lorsqu'il me dit son nom, je compris de quoi il retournait. Il s'agissait du fameux chevalier d'Éon de Beaumont, notoirement connu à Londres pour ses talents de diplomate, voire d'espion à ses heures, et également réputé pour son goût du travestissement. Assez bel homme, mais étrangement imberbe et de constitution plutôt frêle, il n'avait aucun mal à se faire passer pour une femme : l'illusion était parfaite, j'en suis témoin. On dit de lui qu'il avait notamment réussi à se faire engager comme lectrice par la tsarine de Russie afin de mieux faire avancer les affaires de la France auprès de cette souveraine. La chose m'a été contée par M. de Richelieu et je la pense vraie. Que faisait-il avec M. de Kallenberg à Londres ? Je ne puis le dire, mais le Secret ne devait pas être étranger à cette association. Le chevalier fut extrêmement cordial, et me demanda bizarrement si mon courroux de la veille s'était apaisé. Je lui répondis qu'on ne trouverait pas à cette heure dans Londres d'homme aussi paisible que moi. Il prit peut-être cela pour une ouverture car il continua en regrettant la triste affaire avec M. de Kallenberg. Je l'écoutai poliment quand il dévoila tout à coup ses batteries.
— Votre différend avec M. de Kallenberg a fait grand bruit à l'ambassade de France. On y est très fâché que deux gentilshommes de notre pays puissent se faire du mal, d'autant que M. de Kallenberg est fort utile à nos affaires en cette île.
— Monsieur le chevalier, sachez que l'on m'a déjà servi ce couplet au sujet de M. de Kallenberg. La chanson est usée, répondis-je.
— Il n'est pas dans mes habitudes de pousser la ritournelle, me rétorqua le chevalier, visiblement piqué par ma réponse.
— Alors, allons au fait, voulez-vous ?
— Très bien. M. de Kallenberg est l'offensé, vous en convenez ?
— Je conviens qu'il a le droit de fixer ses exigences car je l'ai provoqué. Pour l'offense, elle n'est pas de mon fait, et j'attends depuis près de dix ans qu'il m'en réponde. Mais soit, je vous écoute.
— Donc, puisque M. de Kallenberg a été provoqué, il a choisi de vous rencontrer près de Hampton Court, ce soir à cinq heures. Comme il vous l'a dit, il souhaite que cette explication se traite au pistolet, selon les coutumes du genre.
— C'est son droit. Je n'aime pas cette arme mais j'accepte.
Le chevalier se tut quelques instants et sembla me jauger. Il parut hésiter, puis il reprit :
— Ce que je vais vous confier maintenant doit être considéré comme une ultime et respectable recommandation. Vous venez de me prouver qu'il n'a jamais été dans vos intentions de vous dérober aux exigences de l'honneur. Je dois même dire qu'il me sera
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