Pour les plaisirs du Roi
il est encore un peu tôt pour évoquer ces questions.
Mon frère repoussa d'un geste sec la soucoupe à café en porcelaine qu'il avait devant lui. La tasse qu'elle supportait se renversa.
— Il n'est jamais trop tôt lorsqu'il s'agit de préserver le lustre de notre lignée, lâcha Guillaume, le regard noir. Cet événement est bien triste, je vous le concède, mais la déchéance dans laquelle est tombée notre famille l'est plus encore. Si l'argent de notre malheureux cousin peut subvenir à relever notre nom, nous devons parler dès maintenant de ce que « nous » allons faire de cet héritage.
Bischi et Chon dirent sensiblement la même chose, mais chacune de leur côté, si bien que les deux pies s'insultèrent bientôt mutuellement pour tenter de se faire taire. Elles ne m'entendirent même pas lorsque je rassurai mon cadet en lui précisant que dans mon esprit il n'avait jamais été question d'utiliser cet héritage à quelque autre fin qu'à l'usage du bonheur de tous les membres de la famille. Mais Guillaume ne fut pas satisfait de mes assurances.
— Jean, tout doit être bien clair entre nous. La moitié de l'héritage de notre cousin doit servir à m'installer et à doter nos sœurs. Tu n'y vois pas d'objections ? dit-il en haussant la voix.
Bischi et Chon s'arrêtèrent aussitôt de hurler.
La demande de mon frère était limpide et, je dois l'avouer aujourd'hui, non dénuée de fondement. J'étais certes le chef de famille, mais je me devais de veiller au bien-être de mes frère et sœurs. Après quelques secondes, je convenais de bonne grâce, du moins le croyais-je alors, que cet héritage devait être partagé entre nous tous. Et afin que cette affaire ne troublât pas notre harmonie familiale, je proposais de me rendre dès le lendemain à Toulouse, qui n'était qu'à une demi-journée de cheval, pour régler les funérailles de notre cousin et endosser sa succession. Le visage de Guillaume s'éclaira légèrement : semblant rassuré, il se leva, reposa délicatement sur sa soucoupe la tasse renversée et se dirigea vers la bibliothèque. Mes deux sœurs le suivirent, bras dessus, bras dessous, visiblement enchantées du cadeau que venait de leur apporter ma journée d'anniversaire.
Le jour commençait à tomber. L'air était d'une douceur qui ne s'éprouve qu'au printemps. Un léger vent du soir faisait frémir les arbres centenaires de la colline sur laquelle se dressait notre demeure. Je restai dans le jardin avec ma femme. Alors qu'elle l'avait vu peu d'instants lors de notre mariage, cinq ans plus tôt, Catherine semblait sincèrement peinée de la disparition de notre cousin. Mais après quelques minutes de recueillement, elle ne put toutefois s'empêcher de me demander si je savais à combien s'élevait ce miraculeux héritage. Aussitôt, je me composai un air courroucé du plus bel effet et lui reprochai d'un ton grave de poser une question si vulgaire en un tel moment. Agacé, je la renvoyai sèchement.
Une fois seul, je me versai un verre de liqueur de genièvre et pus enfin sereinement me livrer à l'inventaire des biens de mon cousin dont je me rappelais vaguement l'existence. Avec l'hôtel toulousain, les terres et le domaine de Cérès, dont il était, dans mon souvenir, propriétaire, et le numéraire que le vieux grippe-sou devait avoir caché chez quelques-uns des banquiers de la ville, j'évaluai le tout à pas moins de deux cent mille livres.
De son côté, mon frère épluchait nos papiers de famille pour tenter d'estimer les biens de notre défunt cousin. Il y passa une grande partie de la nuit.
Le lendemain matin, avant de monter à cheval pour prendre la route de Toulouse, Guillaume me remit un mémoire sur lequel figurait un décompte peu éloigné du mien. Chemin faisant, j'affinai cependant l'estimation à deux cent vingt mille livres, en y ajoutant le prix d'une métairie qui avait échappé à nos comptabilités respectives. Après un voyage des plus tranquille, j'entrai à Toulouse, salué par les douze coups de midi de la grande horloge de la cathédrale Saint-Étienne.
Chapitre III
M aître Forland habitait une étrange maison au cœur du quartier de l'ancien château Narbonnais. Fichée entre deux vestiges de la résidence des comtes de Toulouse, elle semblait soutenir les antiques murailles, à moins que ce ne fût le contraire. J'y arrivai au début de l'après-midi, après m'être restauré dans une auberge des bords de Garonne. Ce fut
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