Pour les plaisirs du Roi
le même sympathique jeune clerc qui m'avait porté la veille la nouvelle de la mort de mon cousin qui m'introduisit dans l'étude de maître Forland. L'endroit était fort sombre et il y régnait une odeur de vieux papier et de souris. Après les civilités et condoléances d'usage, le notaire entreprit la description de la succession de mon défunt parent. À cinq milles livres près, le compte y était. Restait à prendre possession de l'hôtel particulier de mon cousin, du domaine et de la métairie qu'il détenait dans le Comminges. S'ajoutait un petit bois près de Pamiers. Là encore, la Providence sembla vouloir me guider vers la voie que j'ai empruntée depuis. Maître Forland, comme tout notaire, était un homme riche et qui savait tirer promptement parti des incertitudes que recèle souvent une succession pour ses clients. En l'occurrence, le bel héritage des biens de mon cousin allait à coup sûr s'accompagner d'un lot de tracasseries administratives et domestiques. Sans compter que la gestion des deux domaines ne pouvait connaître de vacance trop importante. Après une bonne heure de palabres légales, le rusé notaire sentit qu'il y avait chez moi matière à trouver un arrangement. Il me fit une offre que tout autre que moi aurait sûrement refusée.
— Monsieur le comte, le rang de votre famille vous tient à cœur, je le vois bien. Il me semble également, sans vous offenser, que la gestion d'affaires de campagne n'est guère un des loisirs préférés de votre lignée.
Après quelques instants, il poursuivit, l'ombre d'un sourire affleurant au coin de sa bouche édentée.
— Je me souviens qu'une des premières affaires dont j'eus à m'occuper lorsque je m'installai voilà plus de trente ans fut consacrée à la vente de très bonnes terres que votre père céda un fort mauvais prix.
Sans me départir du flegme qu'un homme de ma condition aurait toutefois dû perdre pour rosser un jean-foutre qui insultait le sens des affaires de mon père, j'attendis la suite. Elle ne me déçut pas.
— Je n'irai donc pas par quatre chemins, reprit maître Forland. Monsieur le comte, si vous le souhaitez, je vous offre dans les huit jours la somme de cent cinquante mille livres pour le domaine, la métairie, l'hôtel et les bois.
Content de son effet, le notaire se cala confortablement dans son fauteuil, arborant la mine qui sied à sa profession lorsque l'heure est grave et qu'il est question d'argent. Mon lecteur aura déjà sûrement fait la soustraction et se sera rendu compte de la manœuvre du notaire qui comptait s'emparer de mon héritage aux deux tiers de sa valeur. Je rétorquerai pour sa défense, et la mienne, que ce vil prix était tout de même compensé par le délai que maître Forland me proposait pour empocher la valeur de l'héritage. Le tout en bonne monnaie, bien frappée et ô combien plus simple à gérer que près de cent métayers, paresseux et voleurs.
Je l'ai dit, j'aurais dû refuser, et un autre aurait demandé un temps de réflexion pour s'entretenir avec sa famille. Mais lorsque je signai quelques instants plus tard l'acte de cession de mes nouveaux biens, j'avoue n'avoir eu la moindre pensée pour quiconque. Et aujourd'hui encore, je bénis le ciel de m'avoir inspiré cette si mauvaise affaire. Maître Forland en profita d'ailleurs modérément puisqu'il attrapa quelques mois plus tard une vilaine fièvre qui ouvrit sa succession à ses héritiers.
En attendant le règlement de la somme, j'allais devoir séjourner plusieurs jours à Toulouse. J'avais un peu fréquenté cette ville une dizaine d'années auparavant ; toutefois, ses charmes ne m'avaient pas convaincu d'y entretenir de régulières relations. Ses habitants ressemblaient trop à ceux de nos campagnes. Ici aussi, les exaltés trouvaient plus d'un motif à laisser libre cours à leur déraison : chez les bourgeois, les gueux, dans les églises comme au parlement, on invoquait le nom de Dieu à tout propos. Un siècle auparavant, les affrontements entre réformés et catholiques avaient pourtant réclamé de la cité un exorbitant impôt du sang mais dont les Toulousains ne semblaient toujours pas vouloir s'exonérer. On eût dit que les deux camps jouaient à se surpasser mutuellement en matière de fanatisme. À ce plaisant divertissement, c'étaient les catholiques qui gagnaient le plus souvent. La ville s'étant même proclamée championne de la chasse aux hérétiques, son sévère Parlement se faisait
Weitere Kostenlose Bücher