Pour les plaisirs du Roi
toutefois il se faisait parfois appeler de Cantigny.
— Bigre, quel lignage. Et de quoi vivait-il ?
— Il était rôtisseur.
— Ce n'est pas une noblesse d'épée, mais plutôt de broche, alors, ne pus-je m'empêcher de remarquer.
— Vous redevenez méchant, minauda-t-elle.
— Pardonnez-moi. Non, je crois qu'il ne faut pas poursuivre dans cette voie. Et Bécu n'est pas un nom qui met en valeur votre personne, songeai-je tout haut.
— Je l'ai toujours pensé, intervint, naïve, la belle.
— Bien. Il nous reste donc frère Gomard de Vaubernier. Je dois dire que j'ai un faible pour « de Vaubernier ».
— Il en sera peut-être un peu fâché.
— Eh bien, il viendra nous le dire. Croyez-moi, Jeanne « de Vaubernier », voilà qui est un beau passeport pour le monde où je veux vous conduire.
— Je ne sais…
— Vous me faites confiance ?, lui demandai-je en prenant sa main dans la mienne.
— En tout, monsieur, je vous l'ai dit, me répondit-elle en écarquillant ses jolis yeux.
— Parfait. Ce soir, je vous mène au théâtre, Mlle de Vaubernier.
— Je vous y ferai honneur, monsieur le comte.
Tout ceci n'est-il pas charmant ? Croyez bien, lecteur attentif, que cela s'est passé comme je viens de vous le narrer. Nous sommes dans une époque où le nom ne dupe personne, pas plus qu'un masque à carnaval. Toutefois, mieux valait laisser douter des racines de Jeanne que d'avouer qu'elles trempaient dans le ruisseau.
*
Dans les semaines qui suivirent, notre belle entente s'augmenta d'un pur attachement dont Jeanne me signifia des signes sans équivoque. Cela me plut. J'étais rompu à la débauche depuis plus de dix années mais cette tendre complicité, assortie d'une parfaite sensualité, me procura un vif plaisir, je l'avoue de nouveau. Je l'ai dit plus haut, Jeanne aimait l'amour et l'amour aimait Jeanne. Elle était en quelque sorte comme un miroir qui renvoyait l'immense désir qu'elle suscitait. Et dans ses abandons, la putain cédait toujours le pas à la maîtresse éprise : elle aimait jouir de son client en lui prodiguant les soins d'une femme amoureuse. Son superbe corps ne mentait jamais. En cela, elle pouvait s'attacher même le plus cynique des amants. J'ai connu beaucoup de femmes dans ma vie, tellement qu'il me serait impossible d'en faire le compte. Jeanne figure parmi mes souvenirs les plus brûlants, non qu'elle se distinguât par un vice particulier – elle en avait autant qu'il en faut –, mais la sincérité de ses étreintes laissait entrevoir autre chose du monde. C'est ainsi qu'elle passait parfois pour un ange. N'en pensez pas pour autant qu'elle me rendit amoureux. Je gardais assez de jugement pour dominer mes sentiments. Vous vous en rendrez compte.
Comme chacun d'entre nous, Jeanne avait une mère. Elle m'en parla bientôt puisqu'elle lui rendait visite deux fois par semaine dans son petit appartement de la rue Saint-Roch. Anne Rançon était pauvre mais avait légué à sa fille son incontestable beauté. À plus de quarante ans, cette brave femme pouvait encore se vanter de posséder une mine qui attirait l'œil. Toutefois, la fille du rôtisseur Bécu ne voulut – ou ne sut – jamais se faire une rente de ses charmes. Après avoir séduit le frère Ange, un moine point trop mal de sa personne, me confia Jeanne, Anne Bécu quitta Vaucouleurs où l'affaire provoqua le scandale que vous supposez. Venue à Paris, elle réussit à se placer dans diverses bonnes maisons en qualité de cuisinière. Elle ne s'y fit pas remarquer, se contentant de brèves amours avec des domestiques ou des galants de hasard. Les années passant, Anne Bécu estima qu'il fallait songer à assurer un peu ses lendemains. L'heureux élu fut un certain Nicolas Rançon, obscur et besogneux fonctionnaire, souvent absent du logis pour son service. Jeanne trouva là un nouveau père, et Anne un mari point trop encombrant. Les deux femmes vécurent ensuite plusieurs années ensemble avant que Jeanne n'embrasse la carrière galante vers l'âge de dix-sept ans. Anne Rançon n'avait rien fait pour pousser sa fille dans cette voie, mais elle ne fit rien non plus pour l'en dissuader. Elle savait comment la vie pouvait être malaisée sans protection. Et si sa fille plaisait, c'était au moins une garantie pour l'avenir. Munie de cette jolie morale, Jeanne ne se priva donc pas de courir très tôt les cabarets et les petites maisons, rapportant souvent de quoi améliorer l'ordinaire de sa mère.
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