Pour les plaisirs du Roi
éditeur trouvera peut-être utile de retirer ce qui suit. Jeanne avait un peu plus de vingt ans, et son corps était rompu aux travaux de l'amour sans qu'elle n'eût jusque-là à regretter une quelconque altération de sa santé. Elle s'était gardée des clients qui arborent les stigmates de leur vérole à la manière d'une croix de Saint-Louis, comme elle avait évité les amants indélicats qui signent perfidement leur passage par des œuvres indésirables. Vous comprenez sûrement de quoi je veux parler. Bref, quand à la fin de novembre 1764, Jeanne me confia se sentir intimement embarrassée dans son être, je ne m'alarmai d'abord pas. Ce ne fut qu'au bout de la répétition des symptômes qu'il devint évident qu'elle était enceinte. La chose était fâcheuse. Elle en convint de bonne grâce car elle n'avait jamais eu l'ambition d'être une mère. Je pris donc conseil auprès d'une de mes bonnes amies du faubourg dans l'espoir de régler cet ennuyeux détail. Elle me certifia qu'il n'y avait nulle gêne de ce genre qui ne trouvât une solution. Elle vint chez moi en toute discrétion afin d'examiner Jeanne : il s'avéra en effet qu'une méthode simple effacerait toute trace de l'importune présence. Jeanne demanda si cela était dangereux. La femme répondit qu'en l'état d'avancement de l'embarras il n'y avait aucun risque à cet égard. Nous décidâmes donc d'agir le lendemain. Je donnai rendez-vous à l'avorteuse – appelons-la par son nom – dans l'appartement d'une de mes protégées, afin d'éviter les curieux dont ma maison était infestée. Je ne vous expliquerai pas comment cela se passa mais l'affaire fut un peu plus compliquée que prévue. Jeanne perdit beaucoup de sang et elle dut rester alitée dans l'appartement. L'avorteuse me rassura sur les suites mais se montra fort circonspecte sur la matrice de Jeanne. Il arrivait souvent, disait-elle, qu'une puissante hémorragie augure d'une future grande difficulté à avoir des enfants. Je n'en dis rien à Jeanne. Je restai près d'elle toute la nuit suivante, ce qui la toucha particulièrement, je crois. Nous rentrâmes chez moi le lendemain où elle ne quitta pas le lit durant trois jours. Deux semaines plus tard, cet épisode était oublié 16 .
15 Il s'agit vraisemblablement de l'inspecteur Louis Marais, qui a durant de très nombreuses années surveillé le monde parisien de la prostitution. Le comte ne sut d'ailleurs peut-être jamais que ce même Marais suivait de près ses exploits pour les rapporter au lieutenant général de police.
16 Que le lecteur me pardonne si je n'ai pas retranché cette pénible anecdote du récit, mais elle prouve combien le comte ne rechignait devant aucun expédient pour atteindre ses buts.
Chapitre XXIII
L 'arrivée de Jeanne dans ma maison n'avait pas interrompu le labeur de mes pensionnaires. Lors des soupers que je donnais, elles étaient bien sûr autour de la table pour satisfaire aux goûts de mes invités. J'avais à cette époque cinq pupilles assidues, dont je recevais une petite rente qui s'ajoutait aux revenus du fameux commerce avec la Corse. À ce sujet, Nallut avait pris son rôle très au sérieux et faisait prospérer au mieux sa charge de commissaire. Il fit même mentir les prévisions de l'estimé M. François en accroissant de vingt pour cent les gains de la première année. Tout allait donc pour le mieux dans mes affaires et je pus me consacrer à parfaire l'éducation de Jeanne. Il était désormais temps de la présenter un peu plus au beau monde : je profitai de la première d'une pièce à la Comédie-Italienne pour lui faire accomplir un tour de piste, comme disent les intendants d'écurie.
Ce jour-là, nous étions à la moitié de décembre, on donnait Ulysse dans l'île de Circé , un ballet assez plaisant d'Antoine Pitrot, danseur et maître de ballet. J'installai Jeanne dans une loge où elle put apprécier les fameuses pirouettes de Pitrot qui n'ont pas leur égal, même chez le duc de Wurtemberg qui se pique d'avoir le meilleur ballet d'Europe. Pour ma part, je fus plus sensible aux entrechats de sa femme, Louise Régis, dite la Petite Rey, à qui je fis un brin de causerie lorsqu'elle était à l'opéra, dix ans plus tôt – je lui dois une part de ma banqueroute d'alors. Au passage, je ne résiste pas à l'envie de vous narrer en deux mots la mésaventure qu'il arriva à ce pauvre Pitrot quelque temps plus tard quand la Petite Rey se piqua de lui nier
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