Pour les plaisirs du Roi
aura mal conseillé dans cette affaire. Il n'est pas dans mes habitudes de déjuger un de mes fonctionnaires. J'ai interrogé monsieur l'intendant. Il s'avère qu'il a bien retiré à votre Nallut sa charge de commissaire car ses prix dépassaient de beaucoup le maximum admissible. L'intendant n'a pas poursuivi plus loin car il y aurait eu des dommages à la réputation de quelques gentilshommes proches du roi et qui ont eu la légèreté de se trouver associés à ce Nallut.
« Je reste pétrifiée. Je veux tenter de lui dire qu'il se méprend mais il ne m'en laisse pas le temps.
— En outre, il me revient que ce Nallut a partie liée, pour ne pas dire plus, avec un certain M. du Barry, qui se distingue dans Paris sur un chapitre qu'il me déplaît d'aborder ici.
« Je place alors un mot :
— Le comte du Barry est un ami qui s'occupe fort bien de mes intérêts mais je ne crois pas qu'il soit en affaire avec M. Nallut.
— Madame, je puis vous dire qu'il m'est revenu suffisamment de choses sur M. du Barry pour que ma religion soit faite à son sujet. En outre, et cela suffit à le perdre à mes yeux, il est un fidèle de M. de Richelieu qui se préoccupe fort de me nuire lorsqu'il le peut.
— Monsieur, le comte du Barry n'a aucune mauvaise intention à votre égard…
— Madame, cessons ce jeu de dupes. Et vous en êtes une, la première, si vous ne lisez pas dans le rôle que l'on veut vous faire jouer. Ma police est bien faite. Je sais suffisamment les turpitudes de votre ami.
— Je ne comprends pas, lui dis-je à bout d'arguments.
— Je vous ai expliqué qu'il me déplaît d'aborder certaines choses. Mais puisque vous m'y contraignez, je vous dirais que M. du Barry est un proxénète notoire, qu'il a ruiné plusieurs gentilshommes par ses manières de roué, que ses débauches offensent autant sa caste que les bonnes mœurs, et qu'une vraie justice passera bientôt pour lui réclamer des comptes. Ai-je été suffisamment explicite, pour reprendre vos mots ?
« Accablée, je me suis alors levée, presque titubante pour prendre congé. Que pouvais-je dire ? Il m'a à peine saluée. Cet homme est une brute. »
J'arrête là le récit de Jeanne. Voyez que je n'y suis pas franchement à mon avantage. Mais peut-être ne douterez-vous plus ainsi de ma franchise.
Voilà où ma témérité m'avait conduit. Choiseul était désormais averti de mon plan à son égard, mais surtout, je venais de me hisser au premier rang de ses antipathies. C'est ce qui arrive quand on oublie qu'un homme de pouvoir ne néglige jamais aucun ennemi, même s'il en a beaucoup. Je me jurai de m'en souvenir. Ma maladresse me fut vivement reprochée par le duc de Richelieu qu'il ne m'avait pas semblé opportun d'informer de mon plan. D'après lui, en voulant forcer le passage sans mesurer les conséquences d'un échec, je devais désormais m'attendre aux attentions particulières des services de M. de Sartine. Choiseul avait sûrement déjà passé des instructions. Et si on pouvait espérer qu'ils ne se doutaient pas encore de notre projet, l'épisode avec Jeanne démontrait clairement à ces messieurs de quoi j'étais capable. Bref, M. de Richelieu me pria de ne plus rien tenter avant le début de l'année suivante. Il fallait maintenant ne plus faire parler de nous en attendant qu'il se passât quelque chose de favorable. Nous étions déjà en décembre et j'acceptai de me conformer à son souhait.
L'hiver de 1768 fut un des plus rigoureux depuis longtemps. La Seine gela à plusieurs endroits, et des centaines de malheureux moururent de froid en plein Paris. Le bois manqua bientôt dans plusieurs faubourgs, ce qui obligea la troupe à sortir de ses casernes pour disperser quelques rassemblements de mécontents. Il se criait partout que les marchands de bois avaient constitué des réserves qu'ils tenaient secrètes en attendant de voir monter les prix. On accusait également certains ministres de prêter la main à ces spéculations. À Versailles, ni le roi ni la Cour n'étaient au fait de ces agitations. Toutefois, quand l'ambassadeur d'Espagne faillit un jour être jeté de son carrosse par une foule qui voulait dépecer sa voiture en manière de combustible, on se dit enfin que la chose était grave. Choiseul fut convoqué, se défaussa sur des collègues absents, mais le roi obtint tout de même du ministre de la Guerre que l'armée organisât des coupes de bois afin de réchauffer Paris. Il y eut dans cette affaire,
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