Pour les plaisirs du Roi
de la nuit, me rapportait dans ses messages sa femme de chambre. Raccompagnée à l'aube par un page ou un suisse, elle passait ensuite une bonne partie de sa journée au lit. Je lui rendais parfois visite afin de me tenir au courant de l'avancée de sa liaison avec le roi. Car désormais, il s'agissait bien d'une liaison : les rendez-vous furent quotidiens dès le mois de mai. Elle m'expliqua comment le roi prenait mille précautions pour qu'elle parvienne chaque soir à ses appartements sans être vue. Il craignait, disait-il, que la publicité de cette idylle ne troublât leur bel accord. J'engageai Jeanne à l'encourager dans cette voie, et à surtout ne rien réclamer. Il ne devait jamais sentir qu'il y eut entre eux une once d'intérêt. C'était aisé : vous connaissez le caractère de Jeanne. Cette attitude le mettrait en confiance, mais surtout atténuerait la déception lorsqu'il apprendrait la vérité sur elle. Le roi finirait par savoir, mais j'espérais qu'il serait suffisamment épris de Jeanne à ce moment pour qu'il pardonnât son ancienne vie. Il le ferait avec le cœur d'autant plus léger qu'elle n'aurait pas fait montre de vénalité. C'était la meilleure manière de couper l'herbe sous le pied des calomniateurs.
Le roi ne se lassait pas de ma protégée. La journée, il lui tardait de pouvoir achever ses obligations pour la rejoindre et profiter des bienfaits d'un amour qu'il n'espérait plus. Dans ses appartements, le souverain redevenait un homme. Il passait ses soirées à bavarder, à jouer, puis à aimer Jeanne. Et chaque heure qui s'écoulait la rendait plus indispensable. Un soir, me raconta-t-elle, le roi se mit en tête de lui relater l'histoire de sa famille. Il lui narra la vie de beaucoup de souverains, s'amusa à dévoiler quelques détails piquants, avant d'achever son tableau par la geste de Louis le Grand, son prédécesseur qui se voulait l'égal du soleil. Jeanne lui demanda alors quel astre il voudrait être.
— Aucun, répondit-il, je n'ai pas le goût de ces choses. Pour ma part, si je pouvais, je serais un roi de conte de fées.
— Et qui serait votre reine ? s'amusa Jeanne.
— Une bergère, bien sûr.
— Vous en connaissez, Sire ?
— J'en connais une qui m'a guéri de l'ennui. Je n'en vois pas d'autres…
N'est-ce pas charmant ? Vous croyez à une bluette ? Vous imaginez que je vous endors ? Réveillez-vous, le roi Louis XV était aussi cet homme-là. Et il pouvait enfin en jouir sans entrave avec Jeanne.
Dans la coulisse, quelques-uns ne goûtaient pourtant pas les contes pour grands enfants. Lebel, en premier lieu, obligé de faire profil bas désormais, car le roi n'en voulait plus d'autre que Jeanne. En outre, il tremblait à l'idée de la rumeur qui bientôt parviendrait aux oreilles du souverain. Dans son service quotidien auprès du roi, il transpirait chaque fois qu'un courtisan parvenait à s'isoler avec son maître. Car maintenant, on jacassait un peu partout dans le château. Beaucoup ne savaient rien mais faisaient comme s'ils étaient dans la confidence. Plus rares, certains se doutaient mais n'osaient encore parler, surtout que, parmi eux, trois ou quatre avaient eu l'usage de Jeanne. À la fin du mois de mai, M. de Richelieu entendit même prononcer le vieux nom de guerre de Jeanne : l'Ange. Bref, à force de redouter le pire, Lebel décida de se l'administrer.
Un matin, comme il habillait le roi, il se lança et avoua tout. Ou presque. Il expliqua seulement que Jeanne avait un petit passé, et qu'elle s'était trouvée quelques fois en bonne compagnie. Quant à sa présence à Versailles, il ne jugea pas utile de révéler le stratagème dont il avait eu l'idée. Il ajouta cependant perfidement qu'elle pouvait avoir eu des vues en venant le visiter. Le roi ne montra aucun courroux, et pas plus de surprise. Il rétorqua à son valet qu'il se doutait bien qu'une jeune femme nantie des qualités de Mlle de Vaubernier avait dû satisfaire d'autres amoureux. Mais cela ne le choquait en aucune manière, d'autant qu'elle n'avait jusqu'alors rien exigé. Il conclut : — Aimes-tu les contes de fées ?
— Euh, je n'en ai plus entendu depuis longtemps, Sire.
— Dommage, tu saurais qu'il y faut toujours des loups pour que les bergères épousent des princes.
Lebel n'insista pas.
Le soir, le roi répéta tout à Jeanne qui ne démentit rien. Il ajouta seulement : — Il vous faudra penser à me faire remercier ceux qui vous ont mise sur mon
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