Pour les plaisirs du Roi
fauteuil.
— Avant de mourir, mon mari a dressé un compte de nos dettes : il s'élève à cent quatre-vingt mille livres.
— Bigre… dis-je.
— Ce sont celles de son grand-père et de son père qui se sont cumulées. Nous avons dû mettre nos terres en hypothèque pour en payer une partie des intérêts. Cette hypothèque se monte à quarante mille livres en sus.
— Vous voulez dire que votre trésorerie est aujourd'hui en souffrance de deux cent vingt mille livres, c'est cela ?
— Pas tout à fait. Il y a aussi deux ou trois autres petites dettes ici ou là, mais guère plus de dix mille livres.
La somme était conséquente, comme vous vous en rendez compte, mais pour le trésor royal, elle serait une goutte, lui assurai-je.
— Êtes-vous contente ?
— Pas pour moi. Surtout pour mon fils, que nos revers de fortune ont gravement lésé. Il est officier et à bientôt trente ans, son nom lui donne le droit de prétendre à de l'avancement.
— Il l'aura, dis-je.
— Oh, je sais, sa valeur lui gagnera à coup sûr des galons avant longtemps. Mais c'est surtout un régiment qu'il lui faut. Le roi peut cela, je pense ?
— Un régiment… il faut qu'il s'en libère un, rétorquai-je.
— Il a un peu de temps. La promesse écrite du roi suffira.
— Je vous l'obtiendrai, intervint Jeanne avant que je ne puisse répondre.
La comtesse devenait exigeante. Je voulus conclure le marchandage :
— Bien, nous sommes donc d'accord.
— Sur ces deux points, oui, répliqua Mme de Béarn.
— Il y en a d'autres ?
— Un seul.
— C'est-à-dire ?
— Je vous explique. Depuis plus de vingt ans, une mauvaise chicane avec une branche cadette de la famille de mon défunt mari est la cause d'une part de la faillite de notre maison. Et vous savez comment sont les procès qui traînent. J'aimerais qu'on hâte un peu la justice.
— En votre faveur, j'imagine ?
— Nous avons le droit avec nous, répondit-elle sans ciller. Ce ne sera qu'équitable.
— À ce chapitre, je ne sais que répondre.
— Vous connaissez mes conditions. Elles sont claires. Si j'ai satisfaction sur ces trois points, vous avez trouvé une marraine zélée, chère comtesse, dit-elle en souriant à Jeanne.
— Nous allons y travailler, achevai-je.
Le souper se termina peu de temps plus tard et la comtesse quitta l'appartement de Jeanne aussi discrètement qu'elle y était arrivée.
Nous avions une marraine. Enfin presque. Car, lorsque je décrivis au duc les exigences de la comtesse, il se montra fort circonspect sur le troisième point : le gain d'un procès n'était pas directement du ressort du roi. Il s'agissait donc de s'assurer des alliances, ce qui risquait de prendre du temps. Mais comment faire autrement ? Mme de Béarn était la seule qui jusqu'alors avait répondu affirmativement à notre demande. Il fallait en passer par là. Et Jeanne transmit bientôt au roi les faveurs qu'elle sollicitait pour Mme de Béarn. Les deux premières ne suscitèrent pas de remarque du monarque, mais la dernière piqua sa prudence maladive. Il argua qu'il ne voulait pas être injuste avec la partie adverse et demanda qu'on se renseigne plus avant sur le fond du litige. Cela l'arrangeait. Louis XV rêvait de voir Jeanne à sa Cour, mais redoutait d'avoir à en forcer l'entrée, surtout si cela devait lui coûter un peu de courage.
Au début du mois de janvier 1769, le duc de Richelieu m'avertit d'une nouvelle avancée de nos affaires : son parent, le duc d'Aiguillon, rejoignait notre cause. Longtemps fidèle du Dauphin et du clan des dévots, il s'était laissé convaincre que sa carrière trouverait des avantages à favoriser la présence de Jeanne à la Cour. D'Aiguillon était un homme assez brillant, qu'on avait nommé à la tête de la province de Bretagne autant pour l'honorer que pour lui nuire. On sait cette province turbulente, et souvent prompte à défendre ses privilèges, parfois même contre l'autorité royale. Quinze années durant, le duc d'Aiguillon batailla contre la vindicte des Bretons. Il s'y forgea le caractère mais n'y gagna pas l'estime du roi qui lui gardait une froideur depuis une histoire de jeunesse où les deux avaient un temps soupiré auprès de la même maîtresse, Mlle de la Tournelle – devenue duchesse de Châteauroux. Cette dernière, follement éprise de M. d'Aiguillon, n'avait cédé au roi qu'après qu'on eut exilé son amant aux armées. Le duc en gardait un ressentiment secret, disait-on, mais qui
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