Pour les plaisirs du Roi
restai un instant sans répondre.
— Ce bon abbé a un souci ? repris-je.
Jeanne tripotait maintenant nerveusement la dentelle de sa robe. Elle vida d'un trait sa limonade.
— Jean, cessons cette comédie, voulez-vous ?
— Une comédie ?
— Écoutez, je dois vous avertir de ce que M. Terray s'est plaint au roi de vos demandes incessantes. La dernière en date a été celle de trop, lâcha-t-elle alors, comme soulagée d'un poids.
Imaginez ma stupeur.
— L'abbé s'est plaint de moi au roi !
— Non, pas de vous, mais des sollicitations dont vous le couvrez.
— La différence est subtile. J'eusse pourtant préféré que cela fût l'inverse. Ce sodomite a bien du culot, j'espère que vous l'avez dit au roi. Nous allons nous occuper de lui.
— Nous occuper de lui ?
— Bien sûr. Voilà déjà un moment que ce bougre fait le ronchon. Il faut penser à quelqu'un pour le remplacer.
— Jean, M. Terray a toute la confiance du roi. Vous faites fausse route.
— Eh bien moi, je n'ai pas confiance en lui. Vous devez le ramener à plus de douceur à mon égard, dis-je en élevant la voix.
La chose prenait un tour déplaisant, ne trouvez-vous pas ? Je n'allais tout de même pas me laisser gouverner par un curaillon dont les ancêtres sentaient l'étable.
— Mon ami, ne prenez pas ce ton. Je suis ici pour vous prévenir, me rétorqua Jeanne vivement.
— Me prévenir ? Voilà un joli rôle dont on vous a chargé. Il semble que vous négligez vite vos devoirs envers moi.
— Je n'oublie rien. Mais le roi est fâché, figurez-vous. Et je me suis employée à adoucir son humeur, dit-elle, maintenant franchement échauffée.
— Fort bien. C'est là votre vrai rôle. Et mes cinq cent mille livres ?
— Décidément, vous ne voulez rien comprendre.
— Vous voulez dire qu'on ne me paiera pas ce que l'on me doit ?
— Jean, vous demandez trop, et trop souvent.
— Qu'entends-je ? Cela vous va bien de faire l'économe. Je sais ce qu'on vous donne, dis-je en lorgnant sur son collier.
— Il vous faut plus de mesure ou bien…
— Ou bien ?
— Ou bien le roi donnera l'ordre à Terray de ne plus vous recevoir.
Je restai sans voix. Que de crimes ont été engendrés par l'ingratitude ! Après toutes ces années où je n'avais pas compté mon temps et mon argent pour offrir au roi le réconfort de ses vieux jours, on me reprochait de prétendre au légitime remboursement de mes efforts.
— Et votre loyauté, dont vous aviez plein la bouche tout à l'heure ? lui demandai-je.
— Jean, je reste votre amie fidèle. Il s'agit seulement d'un peu tempérer vos requêtes afin que je puisse les faire aboutir. Vous n'êtes pas trahi. M. d'Aiguillon m'a lui aussi conseillé de vous parler.
— D'Aiguillon, maintenant. Il me semble que vous avez bien des faveurs pour ce monsieur. Qu'a-t-il à faire là ?
— Le roi l'a en bonne estime depuis quelque temps.
— Je comprends mieux… c'est un complot.
— Il n'y a ni complot ni intrigue dans tout cela. On espère seulement de vous un peu de modération, m'a assuré M. de Maupeou.
— Maupeou ! Et ce n'est pas un complot, dites-vous ? Cet épouvantail a appris à trahir au berceau. Ces messieurs vous ont tourné la tête. Ne voyez-vous pas qu'ils cherchent à vous éloigner de moi ?
— Vous déraisonnez, mon ami. Personne ne souhaite cela.
— Prouvez-le, alors.
— Comment ?
— En m'obtenant ce qu'on me doit.
— Vous insistez…
— Je veux ce qui m'est dû.
— J'en suis désolée, mais c'est impossible. Il vous faudra attendre.
— Vous refusez ?
— Je ne refuse rien. Ce n'est pas de mon ressort, comprenez-le.
— Madame, je comprends surtout que vous êtes une ingrate. Décidément, vous me ferez bientôt regretter le temps de M. de Choiseul. Vous étiez plus soumise.
Jeanne eut alors un mouvement d'humeur comme je lui en avais rarement vu. Elle se leva brusquement de son fauteuil, se retourna sans un mot et se dirigea vers la porte. Elle était sur le point de sortir quand la colère me prit à mon tour. Je lui intimai de revenir s'asseoir. Elle s'arrêta net.
— Monsieur, vous n'avez aucun ordre à me donner, dit-elle d'une voix blanche, avant de reprendre son pas.
Ç'en était trop. Je ne cacherai pas à mon lecteur ma réaction, ni le ton que j'employai. Il faut parfois savoir dire les choses comme elles sont. Tant pis pour les manières.
— Jeanne ! Souviens-toi qui t'a faite. Lorsque je t'ai recueillie, tu n'étais douée que de
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