Pour les plaisirs du Roi
d'honneur : il décida de régler l'affaire sur le pré. Son adversaire faisait malheureusement partie de ces lâches qui se cachent derrière un pistolet. Le duel eut lieu le dix-huit novembre 1778, à l'aube. Mon fils n'en revint pas : il reçut une balle en pleine poitrine. Il repose aujourd'hui en terre anglaise.
Je ne vous jouerai pas la comédie du père éploré ; toutefois, la perte de mon fils n'a pas été sans profondément m'émouvoir. Adolphe fut comme sa mère, une âme honnête. Mais dans ce siècle, les gens de ce bois n'ont rien à gagner à fréquenter le monde. J'écrivis la triste nouvelle à Jeanne, qui s'en trouva fort accablée. Je sais qu'elle a fait envoyer une belle somme d'argent à sa veuve. C'est une erreur. Cette traîtresse ne mérite aucune faveur. Je viens d'ailleurs d'apprendre qu'elle s'est vite consolée puisqu'elle doit prochainement épouser un cousin germain à elle. Au moins, elle ne salira plus notre nom – elle me doit toujours les cinquante mille livres prêtées.
Je dois maintenant vous avertir que je ne vais plus tarder à abandonner la rédaction de ces Mémoires, ne trouvant que peu d'intérêt à accabler mon éventuel lecteur d'une vie désormais sans relief. Que dire de plus ? Nous sommes au seuil de l'année 1782, et j'occupe mes journées comme un bon gentilhomme de province. On m'a permis de retourner à Paris, toutefois j'avoue que le goût m'en est un peu passé 33 . Et puis ma santé va en s'affaiblissant. Désormais, je me divertis un peu par quelques beaux projets, comme celui de l'hôtel que je me bâtis à Toulouse. Je le veux sans égal avec ce qui se fait ici. Par quelques beaux détails, je pense même qu'il rivalisera avec certains de Paris 34 . Il me coûte cher, mais j'ai finalement recouvré mes biens de Fontainebleau. Il paraît donc qu'il y a une justice en ce pays.
Enfin, un mot de Jeanne. Elle aime, me dit-on. Et le duc de Brissac aurait pris ses quartiers à Louveciennes. Fort bien. Je leur souhaite beaucoup de bonheur. De toute façon, l'année prochaine, Jeanne aura quarante ans : il est temps qu'elle songe à la suite. Depuis la mort de mon fils, nous ne correspondons presque plus. Voilà presque huit mois que je n'ai eu de ses nouvelles. Je sais que mes sœurs sont installées près d'elle. Elles ont eu vent de son retour de fortune et ces parasites lui tiennent compagnie comme aux belles heures de Versailles. Peut-être même, tout ce petit monde espère-t-il s'y refaire une place. Mais qu'ils ne rêvent pas trop. Les temps ont changé.
Notre roi n'a pas les appétits du précédent. Tout s'en ressent. M. de Richelieu, qui va sur ses quatre-vingt-sept ans, me l'écrivait encore récemment : l'époque est cruelle pour les roués comme nous. Quant à moi, j'aurai bientôt soixante ans et je laisse à la postérité le loisir de me juger. Mes lecteurs l'auront d'ailleurs sûrement déjà fait. Je remercie ceux qui ne m'ont pas abandonné en cours de route. Le chemin était long, mais j'espère qu'il les aura divertis. Pour ceux qui se sont arrêtés à l'étape et n'ont pas eu le cœur de reprendre, qu'ils aillent au diable. Je sais qu'au fond, beaucoup de ces censeurs aimeraient me ressembler. Quelques-uns, enfin, trouveront peut-être l'authenticité des détails de mon récit indigne de leur confiance. Comme il leur plaira. Je ne leur en veux pas. Qu'ils se souviennent seulement que dire la vérité est un jeu où il faut beaucoup mentir pour que l'on vous croie.
Achevé à Toulouse au mois de janvier 1782
Ici se terminent les Mémoires de Jean du Barry. La suite provient d'un ajout que le comte s'appliqua à rédiger entre les mois d'octobre 1793 et janvier 1794, dans les conditions que l'on va lire. J'ai présenté ce récit sous la forme de deux chapitres supplémentaires, même s'il prend à la fin l'allure d'un journal. Mes notes sont parfois plus nombreuses car je fus le témoin direct des faits relatés par le comte.
31 Selon les archives du ministère des Affaires étrangères, il semble que le comte du Barry soit entré en correspondance au cours de l'année 1775 avec le comte de Broglie, chef du Secret. Tout au long de son voyage en Italie, il pourrait ainsi avoir joué un rôle occulte dans ce pays, en particulier à Naples. Le comte n'en dit rien au moment où il écrit ses Mémoires, sûrement pour ne pas compromettre sa récente grâce, qui doit peut-être beaucoup à ses services d'espion.
32 Selon la
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