Pour les plaisirs du Roi
peut-être d'une conduite bien dure avec ce garçon, mais dites-vous que ce fut sûrement pour son bien. Sans moi, il n'était rien et aurait évidemment mal tourné. D'ailleurs, sa lubie le quitta assez rapidement car les mois s'écoulèrent sans qu'il ne m'en reparle. Il est aujourd'hui encore à mon service et vieillit à l'abri de la disette. Son service est un peu mieux que médiocre, mais je sais m'en contenter. Il fait ce qu'il peut. La preuve : je lui administre notablement moins de coups de canne que par le passé.
Je restai quelque temps à Neuchâtel puis à Lausanne, où je trouvai de quoi m'occuper dans deux ou trois bonnes maisons. Ma santé revint entièrement, sauf au chapitre de ma vue, qui commença de me causer régulièrement du tracas. Je vous ai expliqué d'où me venait ce mal, et je dois dire que les années passant, il a empiré. Aujourd'hui, il m'oblige souvent à garder des compresses sur les yeux afin de les soulager de leurs humeurs. Mais ce sont là les infirmités de l'âge.
Au début de 1775, je partis pour l'Italie. Mon périple dura huit mois et serait trop long à narrer ici, tant il fut riche en anecdotes. Je compte bien d'ailleurs m'atteler à la rédaction du récit de ce voyage dès que j'aurai achevé celui-ci. Mais, Dieu que j'aime ce pays ! J'ai séjourné à Gênes, Florence, Rome et Naples, où, figurez-vous, j'ai retrouvé les époux Goudar. Ils s'y sont fait une plaisante place à la cour du roi Ferdinand. Mme Goudar, surtout. Je rentrai à Lausanne au mois d'août 1775.
Au début de l'automne, je reçus une longue lettre de M. de Richelieu qui me donna quelques espoirs. Il avait parlé à l'honnête M. de Malesherbes, qu'on venait de nommer secrétaire d'État à la Maison du roi, en remplacement de M. de la Vrillière. Ce brave homme, me disait le duc, s'acharnait à convaincre le roi de cesser l'ignominie des lettres de cachet. Il était d'une heureuse influence sur le monarque, et dès le mois d'avril précédent, Jeanne avait pu quitter son couvent pour rejoindre un château qu'elle s'était acheté à Saint-Vrain, près d'Arpajon. Bien sûr, il n'était plus question qu'elle reparût à la Cour, mais au moins, sa condition s'en trouvait grandement améliorée. Je décidai donc d'écrire à M. de Malesherbes pour lui conter comment je me languissais de mon pays. Car, c'est vrai, Paris me manquait bigrement, vous vous en doutez. M. de Malesherbes me répondit peu de temps après qu'il n'était pas dans son pouvoir de me donner gain de cause. Il m'engageait cependant à un peu de patience, car, disait-il, le roi veut se montrer magnanime à beaucoup d'endroits. Il me fallait attendre. Jusqu'à la fin de l'année, et durant plus de six mois de la suivante, j'écrivis à M. de Malesherbes afin qu'il ne m'oubliât pas. M. de Richelieu parla aussi un peu pour moi au roi.
Pendant ce temps, la situation de Jeanne ne cessait de s'améliorer. La reine avait commencé de lâcher sa gourme à Versailles, et se sentant plus femme, oublia un peu de son ressentiment contre elle. Enfin, au mois d'octobre 1776, le roi lui permit de retrouver son cher Louveciennes. Au passage, on lui rendit ses rentes sur l'Hôtel de Ville et quelques autres biens.
Fort de cet exemple, je fis jouer tous mes soutiens pour qu'on me traitât avec autant d'indulgence. Et peu de jours avant Noël, un courrier m'informa que j'étais autorisé à rentrer en France, mais seulement à Toulouse, où l'on me demandait de me faire oublier encore quelque temps 31 .
Mes compatriotes ne manifestèrent pas beaucoup de joie de retrouver un fils si glorieux : Toulouse me fit un accueil maussade. À part ma cousine, bien vieille désormais, je ne connaissais pas grand monde dans cette ville, à l'exception notable de mon frère. Je pris cependant bien soin de l'éviter. Les premières semaines de mon retour, je m'occupai d'abord de régler des affaires pressantes. J'engageai en particulier un homme de loi afin de démêler la saisie de mon domaine de Fontainebleau. Nallut avait disparu : j'ai su plus tard qu'il avait quitté l'Europe pour l'Amérique. Grâce à M. de Richelieu, on accepta que je puisse me rendre à Paris pour instruire cette affaire. Évidemment, vous vous doutez de ma joie. On eut cependant la cruauté de me la gâter en m'enjoignant de n'y rester que deux semaines. Je puis vous garantir qu'elles furent bien remplies. Mon séjour me permit également de récupérer mes tableaux chez M. de
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