Pour les plaisirs du Roi
était le héros de Fontenoy et manifesta des égards pour son grand âge. Pourtant, vous savez quelle importante part il eut dans tout cela. Sa seule consolation fut qu'on ne rappela pas aux affaires son rival, M. de Choiseul. Ce dernier n'avait pourtant pas manqué d'offrir ses services au nouveau monarque. Le roi les refusa sèchement : il se souvenait trop bien de la condescendance avec laquelle l'ancien ministre s'adressait naguère à lui, au temps de sa splendeur.
Dans toute cette fureur, vous imaginez bien que l'on ne m'oublia pas : les gens de M. de Sartine n'ayant pu s'emparer de ma personne, on décida de se venger de fort médiocre manière. Trois semaines après mon arrivée à Neuchâtel, et déjà bien remis de ma blessure, je reçus un message de Nallut. Il m'expliquait comment il avait eu la visite des agents de M. Turgot, le nouveau contrôleur général des Finances. Tous ses livres de compte furent saisis, ainsi que son courrier. En même temps, on lui signifia que sa charge de commissaire aux Subsistances pour la Corse était suspendue. Deux jours plus tard, c'était pis encore : les agents de Turgot revinrent avec une liste de créances longue comme le bras. Désemparé, Nallut me demandait des fonds pour rembourser ce qu'on exigeait de lui, car, disait-il, il savait bien qu'on se payait sur sa personne du mal qu'on ne pouvait me faire. Voilà bien une excuse de filou. Et voyez comment sont les associés en ce siècle. Lorsqu'il s'agit de partager le bénéfice, les voilà les meilleurs camarades, mais il suffit que le vent tourne, alors adieu les bons compagnons. Non et encore non, c'est ce que je lui répondis fermement en quelques lignes.
L'escroc crut s'en faire une raison pour me voler. Il abusa de ma confiance pour proposer de donner ma propriété de Fontainebleau en cautionnement contre sa dette. Souvenez-vous, je lui avais fait procuration afin de l'administrer en mon absence. Les gens du contrôleur général ne firent pas la fine bouche et acceptèrent le marché de ce criminel. Et avec d'autant plus d'empressement qu'on me dépouillait par ailleurs d'un autre de mes biens au motif qu'il avait été indûment acquis. Le premier juillet 1774, le domaine royal me reprenait ainsi officiellement le comté de L'Isle-Jourdain et la forêt de Bouconne. Quand les monarques se rendent coupables de si viles manœuvres, cela n'augure rien de bon pour la suite, je vous le dis.
Enfin, dans ce naufrage, les créanciers divers et nombreux que j'avais engraissés depuis deux décennies se jetèrent sur ce qu'il restait. Mon hôtel fut saisi et mes biens dispersés aux quatre vents. Fort heureusement, les plus belles pièces de ma précieuse collection de tableau se trouvaient en sûreté. À ma demande, Nallut les avait fait apporter chez M. de Richelieu au lendemain de mon départ de Paris. Mais avouez que le bilan est bien triste : le fruit du labeur d'une vie venait d'être pillé par des mains sans scrupule. Il ne me restait qu'un petit demi-million de livres que je m'empressai de confier à ces honnêtes banquiers suisses.
C'est, dit-on, dans les moments les plus cruels de l'existence qu'on juge de la fidélité de ceux qui vous entourent. Je vous ai narré comment, lors d'un précédent revers de fortune, les gens de ma maison s'étaient piqués de murmurer contre leur maître. Eh bien figurez-vous que ce butor de Simon manifesta bientôt lui aussi des velléités d'entrer dans la carrière de rebelle. À peine trois mois après notre arrivée en Suisse, il commença de gémir sur sa condition. Il disait qu'à son âge il ne pouvait espérer affermir sa situation personnelle s'il était toujours en voyage. Que ses gages ne lui permettaient pas de voir bien loin, et qu'enfin, l'air de Paris lui manquait. Vous lisez bien. Oui, tout ça. Un jour, il trouva même le culot de m'annoncer qu'il voudrait que nous trouvions une date pour son départ. Je crus que je rêvais. L'animal paraissait décidé, il me fallait réagir. Vous savez comment j'avais fourni à Simon un état civil tout neuf, au nom de Cérès, une terre de ma famille. Le bougre n'avait pas de patronyme lorsque je le recueillis et il s'en servait maintenant comme du sien. Rien ne me fut plus facile de le lui rappeler, en même temps que je lui confisquai ses passeports. N'ayant désormais aucune identité, il n'eut d'autre ressource que de me rester fidèle, en attendant que je veuille bien le libérer.
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