Pour les plaisirs du Roi
coulisse. Il m'arriva même de nourrir les auteurs pour profiter des interprètes. Bref, ce rôle de mécène me garantissait la chaude reconnaissance du milieu mais me coûtait gros. Désormais presque ruiné, il allait me falloir interrompre les représentations privées de ces dames. Il demeurait les gargotes mais, là aussi, les meilleures adresses faisaient souffrir le peu de crédit qu'il me restait. Et bien que les bordels miteux des faubourgs de Paris ne m'aient jamais rebuté, je ne pouvais me résoudre à en faire ma pitance quotidienne.
Dans mon intérieur, je vous l'ai dit, j'avais également dû m'habituer à mener moins grand train. Mes domestiques n'en furent pas dupes, car le nombre de dîners que je donnais avait décru jusqu'à atteindre un étiage qui laissait deviner le fond de mon portefeuille. Sentant bien que leur maître perdait chaque jour un peu plus de sa superbe, ces braves gens se mirent à cancaner en cuisine. Nous étions presque en vue de l'hiver et les premières froidures de novembre les inquiétaient. Cette engeance aime son confort : un jour où j'oubliai de doter ma cuisinière de quelques écus pour acheter du bois de chauffage, la rumeur gonfla à l'office. Je me répète, les gens de maison sont les premiers propagateurs des fausses nouvelles. Et quand ils en colportent de vraies, elles sont de celles dont on se serait passé qu'elles fussent dévoilées. À ce chapitre, mon couple de domestiques et la naine dont j'avais fait une insolite soubrette observaient scrupuleusement les navrants usages de leur servile congrégation. Ces butors ne manquèrent donc pas de jaser auprès de leurs congénères sur les petits désagréments que leur causaient mes déboires financiers. Comme toujours, la rumeur passa de l'office aux écuries puis dans les chambres de bonne avant de terminer sa course à la table des maîtres où ces ragots de cuisine font le sel des dîners. C'est une leçon qui m'a souvent servi : si vous voulez faire du tort à quelqu'un, confiez les pires médisances à un laquais, il en fera une calomnie à la mode.
Désormais, on parlait dans mon dos, mais suffisamment fort pour qu'il m'en revînt l'écho. Il en allait tout autant à Versailles : lors d'une partie de cartes un impudent abbé, fort de l'immunité de son petit collet et voulant faire un bon mot, se risqua même une fois à me demander des nouvelles de mon banquier. À cet instant, je compris la cruauté de ce monde. L'épisode m'ouvrit les yeux sur les bavardages de la bonne société et m'instruisit des défiances que je suscitais. Depuis plus d'une année, j'avais certes dépensé sans compter, mais en négligeant les lois essentielles de la survie dans ce marigot : je n'étais d'aucune coterie, je n'attachais mes pas à ceux d'aucun puissant personnage, et, à Versailles, j'avais négligé de me faire connaître du roi ou de ses favoris. Bref, malgré ma fortune dilapidée, j'étais un inconnu, on ne me craignait pas, mais surtout je n'étais utile à personne.
Que faire ? Ma situation était sérieusement compromise. Je ne pouvais espérer vivre d'une quelconque pension, n'en ayant jamais sollicité la moindre, à l'inverse de nombre de courtisans dont l'embarras était souvent apaisé par ces menus subsides. En outre, j'avais, comme vous le savez, rompu les ponts un peu cavalièrement avec Lévignac, et sans une franche explication avec ma famille, il m'était difficile de compter sur le secours des maigres revenus de ma terre. La chose était évidemment impossible, on le comprendra. J'écrivis toutefois une lettre à Adélaïde, ma cousine – c'était la première fois en dix mois – pour m'enquérir des nouveautés, espérant secrètement que la Providence aurait à nouveau œuvré en mon absence. Entendons-nous bien, je ne souhaitais aucun mal à ma famille, mais, rappelez-vous, j'avais déjà été grassement payé pour savoir que la fortune emprunte parfois de biens funèbres chemins. En outre, je ne l'ai peut-être pas dit, mais un codicille du testament de mes parents précisait que si j'étais l'usufruitier de notre terre de Lévignac, il m'était toutefois impossible d'en vendre une partie sans l'accord de mon frère. La réponse de ma cousine ne tarda pas, coupant court à d'éventuelles conjectures : tout le monde était en parfaite santé au pays. J'accueillis la nouvelle sans tristesse ni joie. Au passage, Adélaïde m'informa du départ de mon frère pour le service de Sa Majesté
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