Pour les plaisirs du Roi
général des Bâtiments du roi depuis peu, il était le jeune frère de Mme de Pompadour. D'un caractère aimable mais chatouilleux quant à ses origines, il pouvait lui arriver d'entrer dans des colères homériques à ce sujet. Par ailleurs d'une intelligence remarquable, il avait pris très au sérieux sa charge et s'était formé avec beaucoup de bonheur aux choses de l'art. Avec Joseph Vernet, peintre de la marine, il me conseilla régulièrement sur mes achats et je pus en quelque temps me constituer un cabinet de peinture assez relevé pour susciter les compliments des amateurs éclairés. En témoignage de remerciements, je fis discrètement bénéficier le jeune M. de Marigny de l'usage d'autres chefs-d'œuvre de ma collection privée. Il eut l'excellent goût de m'en dédommager par deux ou trois tableaux, dont un sorti tout droit des réserves royales. Ce fut également lors d'un mémorable souper qu'il donna en son hôtel de Marigny que je nouai des liens étroits avec le duc de Richelieu, dont je m'honore toujours aujourd'hui d'être l'ami. Cette rencontre n'eut rien de banal, laissez-moi vous la raconter par le début.
Le lecteur attentif se souviendra de ma conversation avec un comptable dans une auberge proche de Paris au soir d'une étape. Rappelez-vous, il me fit notamment des confidences sur le duc, à la maison duquel appartenait ce bavard receveur. Il fut en particulier question des rapports orageux qu'entretenait M. de Richelieu avec Mme de Pompadour. Une inimitié suffisamment publique pour qu'il me parût étrange de le voir invité chez le frère de la favorite. Je m'en ouvris à M. de Saint-Rémy – comme à son habitude il avait su se rendre indispensable au jeune marquis de Marigny – qui m'expliqua que le duc devait sa présence à la volonté du roi. Celui-ci venait de le nommer gouverneur de Guyenne et voulait par cette invitation lui inspirer le sentiment qu'il ne devait nourrir aucune défiance à l'égard de la favorite. Mme de Pompadour s'émut au contraire que l'on utilisât son jeune frère pour amadouer son ennemi. Mais pour une fois, le roi sut imposer son caprice. La manœuvre était naïve et maladroite : elle manqua verser dans le drame.
L'hôtel de M. de Marigny était un des plus beaux de Paris. Situé à deux pas des Tuileries, il abritait de somptueuses collections de tableaux qui appartenaient à la maison du roi. La fête donnée par le marquis avait attiré de nombreux artistes ainsi que des gentilshommes connus pour leur sens artistique et autant de belles femmes. Plusieurs jeunes seigneurs amis de M. de Marigny avaient également été conviés. Héritiers pour la plupart de familles dont l'encre des lettres de noblesse n'était point encore sèche, ils partageaient l'irritabilité du marquis au sujet de ce récent statut. Et comme c'est souvent le cas en la matière, leur arrogance se nourrissait du sentiment d'infériorité qu'ils éprouvaient secrètement. Cela faisait d'eux des hommes querelleurs et dangereux mais qui plaisaient au marquis de Marigny pour les mêmes raisons.
J'étais venu avec une élève de Marguerite dont je ne me souviens plus du nom – de son patronyme de guerre je crois qu'il s'agissait d'Orphéa, une brune piquante à la gorge insolente. Plusieurs salons étaient occupés par les invités : dans un, très vaste, on dansait ; dans d'autres, on discutait en se rafraîchissant autour d'un buffet ; dans un dernier, plus petit, des joueurs s'attelaient à des parties de pharaon. Après avoir montré à des invités choisis – dont j'étais – une galerie ornée de superbes toiles de maître, le marquis nous convia à souper dans ses appartements privés. Nous étions une vingtaine de convives, autant d'hommes que de femmes. Parmi nous, les peintres Van Loo et Vernet, Mme du Deffand, M. de Saint-Rémy, deux ou trois ducs, des gentilshommes de premier rang, des jeunes amis du marquis et, en invité d'honneur, le duc de Richelieu.
Je pus juger que le portrait qu'il m'en avait été fait par son comptable s'avérait fidèle, au moins au physique : âgé de près de soixante ans, il en paraissait dix en deçà. Malgré une stature assez médiocre, le duc avait le corps puissant, la jambe bien faite et son teint hâlé trahissait la vie de camps qu'il menait depuis bientôt trente années : héros magnifique de la bataille de Fontenoy et de quelques autres campagnes, il en avait ramené plusieurs blessures, dont une qui lui barrait le
Weitere Kostenlose Bücher