Pour les plaisirs du Roi
certes à une plus petite échelle mais souvent en moins ostentatoire. Parvenu à destination, je fus reçu par le chambellan du duc, à qui je présentai mes lettres de créance. Charles-Eugène était dans son cabinet de travail, et sans façon on m'introduisit auprès de lui. Il parlait admirablement le français, comme tous les princes des cours d'Allemagne, d'ailleurs, et nous engageâmes un long entretien sur les raisons de ma venue.
À ce propos, je vais peut-être décevoir quelques-uns de mes lecteurs, mais si plus de vingt années nous séparent désormais de cette époque, je ne souhaite pas évoquer plus avant mes conversations avec le duc ni le détail de ma mission auprès de lui. Je puis seulement rappeler comme il est écrit plus haut que la guerre qui faisait rage depuis plus d'une année en Europe conduisit la France à s'assurer des alliances solides. Mon rôle se borna à participer à ce grand dessein de notre diplomatie : je n'en dirai pas plus sur le fond 8 .
Sur la forme, sachez que le duc était un homme charmant – qu'il est toujours d'ailleurs –, et nos échanges furent toujours empreints de beaucoup de respect comme de loyauté. Je pense qu'il m'apprécia, puisqu'il me demandait régulièrement d'honorer sa Cour de ma présence. Je décidai d'ailleurs très vite de prendre mes quartiers dans un bel hôtel particulier de la ville plutôt que de m'installer à Stuttgart, cité plus grande mais sans trop d'intérêt, je dois dire. Simon se chargea de préparer mon logement selon mon goût, en même temps qu'il recruta à Stuttgart des domestiques français pour l'office et le service. Depuis qu'il était entré dans ma maison, il avait acquis suffisamment d'assurance pour régner sur ses congénères. L'intelligence ne lui était pas venue, mais, pour commander à des sots, elle n'est pas nécessaire : il suffit de singer l'autorité. Je l'ai ainsi surpris quelques fois à prendre des postures de maître plus vraies que nature.
La cour de Wurtemberg était évidemment moins fréquentée que celle de Versailles, mais on y trouvait un grand nombre de gentilshommes de qualité, autant que des dames dont la beauté allemande ne fut pas sans m'émouvoir. Dans ce petit écrin du château du duc une société en miniature vivait dans un luxe raffiné, où la guerre semblait aussi lointaine qu'irréelle. Pourtant, à quelques centaines de kilomètres de là, les armées de la moitié de l'Europe en décousaient dans de sanglantes batailles. Je me montrais régulièrement au château, où ma présence suscita une certaine curiosité dans les premiers temps. Le parti français qui y résidait me fit bon accueil, à l'exception notable de l'ambassadeur, le baron de S*. Je ne signale pas son nom à dessein car il sera quelques années plus tard compromis dans une vilaine affaire dont sa famille souffre encore aujourd'hui. Ce diplomate, fort médiocre, comme on m'en avait prévenu, spécula d'abord que ma mission consistait à l'espionner. Je tentai de le convaincre de sa méprise, mais il n'en tint aucun compte et prit ombrage des liens que je tissais avec le duc.
Tout au long de mon séjour à Ludwigsburg, il ne me facilita jamais la tâche. Pis, lorsqu'il fallut contresigner mes lettres de change en blanc afin de débloquer des fonds utiles à ma mission, il ergota, tergiversa, jusqu'à ce que je dusse menacer d'en faire part au prince pour qu'il consentît enfin à poser son paraphe sur les documents.
De leur côté, les Wurtembergeois se montrèrent cordiaux, et on me convia rapidement dans quelques-unes des meilleures familles du duché. Au cours de soupers où je figurais souvent comme l'invité d'honneur, je me taillai un certain succès par mille anecdotes piquantes de la cour de Versailles où, je le reconnais, je me donnais souvent un petit rôle. Bientôt, je fus même indispensable à la bonne société de Ludwigsburg, ce qui me permit de recueillir des renseignements précieux pour ma mission. C'est ainsi que j'appris – cela, je peux le révéler – que le parti prussien nouait des liens étroits avec certains gentilshommes de la Cour afin d'influencer le duc. Je consignais mes découvertes dans des rapports que j'adressais deux fois le mois à un membre du Secret, un certain M. Hoffer à Stuttgart, qui les acheminait ensuite en France.
Évidemment, mon séjour à Ludwigsburg ne se cantonna pas à mes activités diplomatiques. Les affaires d'État ne m'avaient pas ôté le
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