Pour les plaisirs du Roi
des ambiguïtés qui ne me lassent pas. Nous nous quittâmes bons amis, mais bien qu'il m'arrivât de les recroiser lors de mon séjour à Ludwigsburg, nous ne recomposâmes jamais notre trio.
Les semaines puis les mois s'écoulèrent lentement, seulement agrémentés de régulières incursions à Stuttgart lorsque les obligations de ma mission auprès du duc me le permettaient. Le plus souvent, je restais à Ludwigsburg, où je fus bientôt en mal de découvrir quelque nouveauté pour échapper à l'ennui. Les parties de cartes n'y étaient pas relevées, pas plus que les autres jeux qui épicent généralement les soirées de la bonne société. Bref, après quatre mois de ce régime, je commençais à regretter ardemment mes habitudes parisiennes.
À bout de ressource pour occuper mon temps, il me prit la tocade de me divertir avec Simon en instaurant l'usage d'une leçon quotidienne afin de dégrossir cette brute. Vous devez trouver ma sollicitude étrange, et je ne vous détromperai pas car moi-même, je me suis toujours demandé d'où venait mon intérêt pour ce misérable. Certes, il m'était arrivé dans les salons de Mme du Deffand de partager avec de brillants esprits l'utilité qu'il y aurait à donner de l'éducation aux classes inférieures de notre société. Mais si je suis convaincu que notre monde se doit de marcher à un nouveau rythme, il me semble cependant impossible d'imaginer que tous les êtres soient capables de suivre le pas du progrès. Et Simon encore moins qu'un autre. Je décidai pourtant d'éprouver la théorie par la pratique en m'attaquant à l'instruction de mon valet. Chaque jour, durant une bonne heure, je le faisais venir dans mon cabinet afin de lui enseigner des rudiments de savoir en histoire, géographie, sciences naturelles ou, plus périlleux, en philosophie. L'animal était stupide ; toutefois, à force de leçons et de coups de canne, il assimila quelques connaissances. Cette besogne me divertissait, d'autant que Simon me payait parfois de mes bons soins par des répliques aussi sottes que lui. Je ne résiste d'ailleurs pas à vous relater une anecdote dont le burlesque justifie qu'elle s'inscrive dans ces Mémoires, même si elle met trivialement en scène mon domestique. Mais je vous laisse juge.
Une après-midi, j'entreprenais Simon sur un sujet d'importance, curieux, je l'avoue, de voir ce que sa moitié d'intelligence en déchiffrerait. Il s'agissait de faire entrer dans sa caboche ni plus ni moins que l'explication de l'origine de notre pensée et de nos sentiments – la chose m'intéressait vivement, je possédais plusieurs ouvrages à ce propos. Le défi était à la mesure de mon désœuvrement : je passai deux bonnes heures à lui dépeindre les circonvolutions du cerveau, le rôle de la moelle et des sucs nerveux, lui faisant part des dernières découvertes à ce sujet. En particulier celles de M. François Quesnay, un des rares chirurgiens qu'il m'ait été donné de rencontrer qui ne fût pas un charlatan. Tout le temps de ma péroraison, Simon ne pipa mot, arborant son invariable mine de nigaud. Évidemment, je n'avais pas d'espoir qu'il retint le centième de mon exposé, tout au plus espérais-je qu'il saisirait les rudiments de la mécanique de l'âme. Je crus pourtant qu'il avait compris, à la façon qu'il eut de m'interpeller à l'issue de la leçon :
— Mon maître, dois-je entendre que le siège de ma parole se situe, là, juste au-dessus de mes yeux, dit-il en se touchant le front ?
— Tout juste, mon brave, répondis-je, assez content de ma pédagogie.
— Le bon père qui m'a enseigné l'écriture me disait pourtant que la parole, l'ouïe et tous les sens trouvent leurs sources dans le cœur, monsieur le comte, rétorqua-t-il.
— Ton bon père, comme tu l'appelles, s'est moqué de ta misérable personne. Ou alors, il était aussi inculte que toi. Et puis, si je me souviens bien, le bonhomme avait une connaissance bien à lui de l'anatomie, n'est-ce pas ?
Simon rougit.
— Non, ce qui te fait débiter ces âneries se cache sous ton crâne, pas plus loin.
— Le bon père disait que le cœur dictait les sentiments, ajouta-t-il encore.
— Tu insistes, butor. Comprendras-tu qu'il n'y a là qu'une figure de style ? Le cœur n'y est pour rien dans les affaires de cœur, voilà tout. C'est ton cerveau qui te dirige.
— Êtes-vous sûr, mon maître ?
— Aussi sûr que tu es un benêt.
— J'aime donc avec ma tête ?
— Oui,
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