Pour les plaisirs du Roi
1758, je donnai un souper où j'invitais une douzaine de gentilshommes des meilleures familles de France. M. de Richelieu était évidemment du nombre, ainsi que le prince de Conti et le maréchal de Belle-Isle, récemment nommé secrétaire d'État à la guerre. Furent également présents lors de cette soirée le marquis de Valfons, M. de Rouillé, ancien ministre des Affaires étrangères, l'abbé Terray, conseiller au Parlement à qui on prédisait un bel avenir, M. Machault d'Arnouville, ancien garde des Sceaux, et quelques autres seigneurs bien en cour, dont un certain M. de Stainville, qui ne tarderait pas à s'illustrer sous le titre de duc de Choiseul. Tous partageaient mon goût pour les belles femmes : je leur présentai mes novices qui firent la meilleure impression. Le souper fut un petit succès, tant ce nouveau genre était charmant, et je ne vous dirai pas qui repartit avec qui. Mon affaire était inaugurée. Avant la fin de l'année, je donnai encore une dizaine de ces soupers garnis, comme je les appelais, au cours desquels mes novices nouèrent connaissance avec la belle société. La règle voulait que rien de licencieux ne se jouât sous mon toit. Si une d'entre elles suscitait l'intérêt d'un de mes invités, elle sollicitait qu'il la raccompagnât chez elle. Il se pouvait aussi qu'un gentilhomme les menât dans ses propres appartements. Certaines fois, encore, une vraie idylle naissait au cours de ces soupers, et je louais alors la belle pour une semaine ou plus.
Je sais, cher lecteur, les mots qui viennent de se former au bord de vos lèvres. Je ne m'en formaliserai pas, d'autant que mes soupers ravirent mes amis – qui comptent plus que vous –, comblèrent mes novices – dont aucune n'a jamais connu le besoin –, et m'enrichirent notablement car les gentilshommes sont généreux avec les femmes qui se dépensent pour leur plaisir. En six mois, je récoltai plusieurs dizaines de milliers de livres, en or, en pierres précieuses et même en meubles.
Fort de ma réussite, j'étoffai mon couvent de nouvelles abbesses, portant leur nombre à dix. L'une d'entre elles en devint d'ailleurs quelque temps la mère supérieure. D'une beauté bien au-dessus des plus charmantes de mes filles, elle m'avait séduit au point que je lui offris de prendre ses quartiers dans ma maison. La jeune femme valait l'exception et nous filâmes un amour sans nuage durant presque une année. Victoire, puisque c'était son nom de scène, avait quelque temps fréquenté les théâtres des faubourgs sans arriver à se bâtir un nom qui le disputât à l'éclat de son physique. Je l'avais rencontrée chez M. de Richelieu, qui l'ayant prise un temps sous sa protection, s'en était lassé, comme le brave homme se lasse de tout. Il me la confia, certain que j'en aurais bon usage. Plus que belle donc, Victoire ajoutait le plus fin des esprits à deux immenses yeux émeraude sertis dans un visage aux proportions irréprochables. Sa conversation intime était aussi relevée que son babillage mondain, et je puis dire sans rougir qu'elle fut la première femme qu'il me plut de ne pas partager. Je l'initiais même aux détails de mes affaires, où elle joua le rôle d'une mère sévère mais juste. Pourtant, il n'est romance qui ne dût un jour s'achever. Lors d'un souper, un jeune et très riche marquis espagnol – il est aujourd'hui ministre – m'interrogea si précisément au sujet de Victoire que je compris qu'il en était vivement épris. Je tentai de lui faire comprendre qu'elle m'était également précieuse, mais les jours qui suivirent, il insista si bien que je n'eus pas le cœur de contredire les arguments qu'il mit dans la balance pour s'en rendre maître. La mort dans l'âme, je cédai Victoire pour un prix qui allégea toutefois ma peine. Elle n'est désormais plus de ce monde, mais le temps qu'elle vécut, elle fut une des grandes dames de la cour d'Espagne 9 .
Au nombre des habitués de ma maison, je comptai bientôt le célèbre M. Papillon de La Ferté, intendant des Menus Plaisirs du roi, dont je ne me lassais pas d'écouter les anecdotes piquantes qu'il recueillait dans sa fonction. Ce parfait honnête homme avait en charge la comptabilité des dépenses privées de la maison du roi : soupers, banquets, fêtes, spectacles, feux d'artifices ou la garde-robe et les voyages du souverain, tout était relevé et vérifié par lui. Proche par nécessité de Louis XV, il en avait acquis l'estime et la
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