Pour les plaisirs du Roi
garçon ignorant tout, entra dans la pièce de son pas lent et lourd. J'avais pris soin de recouvrir d'un drap la friponne Inge.
— Simon, nous allons poursuivre la leçon de l'autre jour. Je te disais que les sentiments ont leur siège dans nos crânes et le cœur de notre poitrine n'y est pour rien. Quand tu dis aimer, c'est ton cerveau qui dicte tes penchants. Le tien est d'ailleurs tellement peu instruit de ces mécanismes qu'il t'a laissé imaginer que tu étais aimé. N'est-ce pas ? questionnai-je Simon.
— Euh, certes oui, monsieur le comte, je le crois… mon cœur me dit que…
— Tu vas en rabattre avec ton cœur ! Et maintenant que dit-il, ce cœur ? lui assenai-je en retirant le drap qui cachait la pudeur d'Inge.
Simon resta pétrifié. Son sang quitta son visage et il fut bientôt d'une pâleur de cadavre. Je crus qu'il allait défaillir. Je ne lui en laissai pas le temps car je lui commandai prestement d'aller me chercher une collation à l'office. Avant qu'il ne quittât les lieux, j'ajoutai :
— Tu vois Simon, n'écoute jamais ton cœur. Quant à ta tête, ne prête pas plus attention à ce qu'elle te souffle : tu as devant toi la preuve qu'elle est bien mauvaise conseillère.
Simon disparut sans demander son reste. Je demandai à Inge de se retirer également. Trois jours plus tard, je la renvoyai à Stuttgart, elle et sa mère.
J'espère que cette anecdote vous aura divertis. Elle était un peu longue, peut-être, mais elle illustre bien le désœuvrement où je fus le plus clair du temps pendant mon séjour à Ludwigsburg.
*
Six mois étaient passés quand je reçus un courrier du prince qui me libérait de ma mission. En à peine trois jours, je fis mes adieux à la cour du duc, impatient de boucler mes malles pour entreprendre le voyage de retour. Juste un mot avant de monter dans la voiture de poste : savez-vous qui je croisai le jour de ma dernière visite à Charles-Eugène ? Le fameux M. de Kallenberg. L'homme n'avait pas changé. Son éternel petit sourire aux lèvres, il me salua au milieu des autres courtisans sans qu'il ne me fût possible de lui parler car il accompagnait le duc. Je trouvais sa présence fort incongrue mais notre affaire était vieille de plus de trois années et je ne voulais pas déplaire au prince en lui cherchant querelle. Je passai donc et m'en retournai tranquillement donner mes ordres à Simon pour le départ. Le douze novembre 1757, je quittai Ludwigsburg de fort belle humeur.
8 Il est étrange que le comte, habituellement si volubile sur la moindre de ses aventures, se montre aussi discret sur les détails de sa mission auprès du duc de Wurtemberg. Aujourd'hui encore, il est difficile de connaître la véritable nature des bons offices du comte auprès de Charles-Eugène. On peut penser qu'il eut pour mission de rassurer le duc sur la volonté de la France de l'aider à financer la guerre comme à abonder son très dispendieux train de vie. Peut-être fut-il même un intermédiaire dans le versement de certains subsides personnels au duc afin de s'assurer de sa loyauté.
Chapitre XV
M. de Saint-Rémy me fit le meilleur accueil du monde dans ma maison. Je m'étonnai de l'y voir mais, comme je vous en ai déjà prévenu, il expliqua avoir pris ses quartiers dans mon hôtel pour le bien de mes intérêts, ou plutôt de ma cave. Je fermai les yeux sur la coûteuse dîme qu'il préleva sur elle pendant sa garde et le remerciai de sa sollicitude. Je ne le retins pas, ce qui sembla le contrarier, attendu que je n'avais prévenu personne de mon retour et qu'il n'avait donc pas pu se trouver un autre bivouac. Il allait devoir rejoindre son appartement délabré qu'il louait en face du Palais-Royal, me dit-il ; toutefois, cette douloureuse perspective ne suffit pas à fléchir ma décision. Je voulais goûter seul la paix de mon logis : Saint-Rémy boucla ses malles le lendemain avec l'aide de Simon. Il m'en conserva une certaine distance pendant quelque temps.
Trois jours après être rentré, je me présentai au palais du prince de Conti pour lui rendre compte des détails de mon séjour à Ludwigsburg. Il parut enchanté des services que j'avais rendus auprès du duc, bien qu'il m'avouât, à ma grande surprise, qu'il n'était plus en charge du Secret. Le roi lui en avait ôté la gouvernance peu de temps après mon départ pour Ludwigsburg. C'était désormais le comte de Broglie qui en était le maître. Il me précisa toutefois qu'il avait
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