Pour les plaisirs du Roi
quand survint l'arrestation d'Héloïse. L'oncle, qui possédait ses entrées au Châtelet, avait fait diligenter une enquête et obtint qu'on s'emparât de ma novice. Je soupçonnai une cabale : l'affaire s'était déroulée trop vite pour qu'une puissante main n'y fût mêlée.
Le lendemain, malgré mes réticences, je me décidai à demander un entretien à M. de Sartine. J'en fus pour mes frais car il me fit répondre qu'il s'agissait d'une affaire privée, qu'il ne partageait nullement mon intérêt pour cette jeune femme, et que le service de l'État ne lui octroyait point assez de temps pour me recevoir à ce sujet. C'était clair : il ne souhaitait pas m'être agréable et ne s'opposerait en aucune manière à ceux qui cherchaient à me nuire. Peut-être même les encourageait-il. Quant à Héloïse, on la menaça de la prison si elle ne rachetait pas ses fautes dans la paix d'un couvent, gardée à double tour cette fois. Elle n'eut d'autre choix que d'accepter la semonce. Quelques-uns de ses fidèles habitués tentèrent de l'en sortir, parmi lesquels deux évêques et un conseiller au parlement, mais sans résultat. Je perdis là une de mes plus douées novices, en même temps que cette mésaventure prouva que je déplaisais désormais à une puissante coterie.
Quelque temps plus tard, je m'ouvris de mes craintes au duc de Richelieu lors d'un grand souper qu'il donna pour son fils dans son hôtel de l'île Saint-Louis.
— Vous me connaissez, cher duc, il n'est pas dans ma nature de me tourmenter de ce qui se raconte sur moi. Mais je mentirais si je n'avouais que je suis bien fâché du tour qu'ont pris les ragots ces derniers temps.
— J'ai en effet entendu persifler quelques vieilles baronnes au sujet de ce qui vient d'arriver à une de vos amies ; je m'en suis étonné et l'on m'a répondu qu'il se pouvait que cela fût le début d'une persécution à votre égard.
— Je comprends mal tant de ressentiment. Certes, il y a bien eu cette malheureuse histoire entre M. de Choiseul et Mlle de Lens, mais…
Le duc me coupa.
— Il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat, dit-il en riant aux éclats, car il connaissait les talents secrets de Mlle de Lens.
Il reprit, plus sérieux :
— M. de Choiseul s'entend comme larron avec cet Espagnol de Sartine.
— Je m'en doutais un peu, mais n'a-t-il donc pas d'autres complots à traquer ? Vous me connaissez, je ne nourris aucune manigance politique. Encore moins contre lui, répondis-je.
— Cela importe peu. Lorsqu'on est dans sa position, la moitié de la journée se brûle à traquer des ennemis imaginaires.
— C'est bien triste.
— Eh oui, surtout que la moitié restante se consume à trahir ses vrais amis.
— C'est épuisant…
— Positivement. Mais le pouvoir de nuire de M. de Choiseul n'en est pas moins grand.
— Alors, comment puis-je me garantir de lui ?
M. de Richelieu me prit par le bras et m'entraîna en retrait de la foule de ses invités :
— C'est là un jeu difficile, dit-il d'un ton de conspirateur. Et vous n'êtes pas bien servi. Tout d'abord, ne négligez pas sa protectrice : Mme de Pompadour inspire beaucoup de ses haines. Moi, par exemple, Choiseul ne m'aime pas, c'est un fait, mais c'est d'abord parce qu'il sait que la marquise ne m'apprécie guère.
— Il est sa créature.
— Elle le croit. Toutefois, il est intelligent, travaille beaucoup à ses heures, même s'il n'a pas l'esprit de suite. Ce n'est pas grave : au Conseil du roi, il n'y a que des incapables. Et si la Pompadour venait à sortir du jeu, Choiseul a tout prévu pour rester à la table. Il impressionne le roi. Mais pour l'instant il joue la carte de la marquise.
— Elle a toujours barre sur le roi ?
— Toujours, et c'est pour moi une énigme. Mais au fond, il n'y a pas à s'étonner : avez-vous remarqué comment en ce siècle les femmes guident nos pas ?
— Certes, elles sont d'un commerce distrayant, dis-je d'un air complice.
— Très cher comte, je ne parle pas de ce qui nous plaît, à nous, vieux débauchés, bien que cela participe de leur pouvoir. Non, je veux parler de ce système qui en France commande à un gentilhomme de se faire bien voir d'une dame avant de compter sur son seul talent. Qui veut exister doit être dans l'intimité d'une femme. Qui veut faire avancer sa cause doit faire la cour à l'épouse d'un ministre, ou mieux, à sa maîtresse. Même l'Église le sait : regardez le cardinal de Bernis qui s'est entiché si
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