Prophétie
Ou bien n’était-ce qu’une de ces histoires inventées pour apaiser notre conscience et rendre ces gens invisibles à nos yeux ?
Comme nous passions la porte donnant dans Thieving Lane, nous aperçûmes un tumulte devant l’une des échoppes. Deux sergents du district flanquaient un homme d’un certain âge et son épouse qui paraissaient terrorisés. Deux autres transportaient hors de la boutique deux coffres cabossés, tandis qu’un de leurs collègues fouillait dans un troisième coffre déposé sur le sol boueux et qui semblait contenir un assortiment d’étranges costumes. Les badauds attroupés, parmi lesquels je remarquai plusieurs apprentis en blouse bleue, avaient l’air revêches et hostiles. Une petite bande de mendiants croûteux et galeux, certains sans culotte et la taille entourée d’un pan de toile, s’était approchée de la foule. Deux femmes, jeunes sans doute mais le visage tanné par le soleil, se repassaient une outre de cuir en riant aux éclats.
« On n’a pas encore trouvé de livres, dit le sergent qui fouillait dans le coffre.
— Nous n’avons pas de livres interdits, gémit le boutiquier. Nous fournissons seulement des costumes pour les pièces de théâtre. C’est notre unique gagne-pain. S’il vous plaît…
— C’est ça, répliqua l’un des deux sergents qui se tenaient près du couple. Pour des troupes qui jouent les pièces de John Bale et autres saletés hérétiques. » Un murmure rageur parcourut la foule. Son coéquipier retira plusieurs fausses moustaches du coffre, ce qui fit rugir de rire l’une des femmes ivres.
« Ils viennent effectuer leur purge au sein même de Westminster, marmonna Harsnet avec colère. Voilà la raison de la présence de Bonner.
— Je dois me rendre au tribunal, dis-je, ne voulant pas être impliqué dans ce qui menaçait de tourner à l’échauffourée. Laissez-moi passer ! » lançai-je, tentant de me frayer un chemin. Mais la foule, de plus en plus nombreuse, qui avançait toujours, se pressant et se bousculant afin d’avoir une meilleure vue du spectacle, gênait l’accès au portail.
Devant moi, Barak cherchait à s’ouvrir un passage en jouant des coudes. De nouveaux mendiants s’étaient agglutinés à la lisière de la cohue et, les bras tendus, poussaient les spectateurs. Un jeune gars en haillons passa devant moi. « Laissez-moi avancer ! lui criai-je en l’écartant.
— D’accord, corbeau bossu ! » rétorqua-t-il.
Juste au moment où nous émergions de la bousculade, je sentis une douleur aiguë au bras gauche tandis que quelqu’un murmurait mon nom. « Shardlake… » Poussant un cri, je portai la main à mon bras blessé et la retirai pleine de sang. Mon cri fit se retourner Harsnet et Barak. Je retroussai ma manche lacérée et aperçus dans mon pourpoint une longue déchirure de laquelle s’échappait du sang.
« J’ai reçu un coup de poignard, dis-je, me sentant soudain défaillir.
— Enlevez votre robe ! » me dit vivement Barak. Il balaya la foule du regard : il était impossible de repérer l’agresseur au milieu d’une telle cohue.
J’obtempérai et, sous le regard curieux de certains passants, Barak écarta les bords de la déchirure et se mit à siffler.
« C’est une sacrée blessure. Vous avez de la chance que l’artère n’ait pas été sectionnée. » Saisissant son poignard, il découpa en bandes ma robe souillée pour faire un garrot afin d’arrêter l’écoulement du sang dont le débit s’accentua d’abord avant de faiblir.
« Des points de suture seront nécessaires, déclara Harsnet, le teint blême.
— Je vais l’accompagner jusqu’au tribunal, dit Barak, puis j’enverrai chercher le Dr Malton. Pouvez-vous m’aider ?
— C’était lui, dis-je dans un souffle. Juste au moment où il m’a frappé j’ai entendu… prononcer… mon nom. » Je flageolai sur mes jambes.
Nous traversâmes cahin-caha New Palace Yard et pénétrâmes dans la grande salle du palais de Westminster. Mon bras tressaillait de douleur et mes vêtements étaient rouges de sang. Harsnet parla au garde et on m’aida à entrer dans une petite pièce adjacente où je m’assis sur un banc, le bras levé, comme me l’avait enjoint Barak.
« Je vais aller chercher le vieux Maure, dit-il.
— Va d’abord voir le greffier de la Cour des requêtes. Dis-lui que j’ai été blessé et prie-le d’ajourner les audiences d’aujourd’hui. Puis cours chercher
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