Prophétie
réflexion, je décidai d’aller faire une promenade. Tout semblait plus net dans l’atmosphère dégagée, les branches défeuillées des arbres se détachaient contre le ciel bleu, des plaques de neige étaient encore visibles dans les coins des champs marron et dénudés qui s’étendaient derrière les maisons. Empruntant Holborn et Shoe Lane, je gagnai les faubourgs avoisinants. On célébrait les offices des Rameaux. Les portails de certaines églises, ainsi que les porches couverts de leurs cimetières, étaient ornés de guirlandes et des rameaux avaient été étalés sur le parvis, tandis que d’autres églises n’avaient pas changé d’aspect. Dans l’un des cimetières, un office était célébré en plein air. Un chœur de jeunes garçons en surplis blancs chantaient une hymne devant un édicule surmonté d’une croix également ornée de guirlandes. À l’intérieur se tenaient trois hommes dotés de fausses barbes, vêtus de longue robes blanches et coiffés de couvre-chefs aux couleurs éclatantes pour représenter des prophètes. Ce spectacle me rappela la pièce de la veille.
Je repensai à l’épisode, évoqué par l’un des invités au dîner de Roger, au cours duquel un groupe d’apprentis avait interrompu une cérémonie de pose des rameaux. On entendait beaucoup de récits sur les différends religieux entre les myriades de minuscules paroisses londoniennes. Un pasteur extrémiste aurait badigeonné les fresques anciennes sur les murs de son église pour les remplacer par des versets bibliques, tandis qu’un conservateur aurait refusé de célébrer d’autre office que la grand-messe en latin. On m’avait récemment raconté que des fidèles extrémistes avaient discuté à voix haute au moment où tintait la sonnette de l’élévation, si bien que, perdant son sang-froid, le prêtre traditionaliste leur avait hurlé : « Hérétiques ! Le bûcher ! Le feu ! » Était-il donc surprenant que beaucoup comme moi s’abstiennent de fréquenter les églises ? Dans huit jours ce serait Pâques, et laloi obligeait tout le monde à se confesser. À Londres les contrevenants étaient signalés à l’évêque Bonner mais, la maladie ou les contraintes professionnelles constituant des excuses valables, je prétexterais des obligations impératives de travail. Je ne supportais pas l’idée de me confesser au prêtre de ma paroisse, un opportuniste dont le seul principe dans la lutte doctrinale consistait à tourner au moindre vent pour garder son poste. Et je savais que l’un des péchés que j’aurais à confesser était un doute, croissant depuis longtemps, quoique à demi refoulé, sur l’existence de Dieu. Paradoxalement, la violente lutte entre les papistes et les sacramentaires faisait perdre complètement la foi à maint chrétien. Le Christ a dit : « Tu les reconnaîtras à leurs fruits », et ceux des fidèles des deux bords avaient l’air plus pourris d’année en année.
Comme je descendais Shoe Lane, les deux battants d’un portail décoré s’ouvrirent à la fin de l’office pour laisser sortir les fidèles. Ceux-ci étaient tout à fait différents de ceux que j’avais vus dans le cimetière : la mine excessivement recueillie, les femmes portaient des robes sombres, les hommes des gilets et des manteaux d’un noir austère. L’église de Meaphon devait être ainsi, les réformateurs rigoristes formant un groupe étroitement uni, certains prêts à faire leurs malles et à déménager pour trouver une paroisse dont le prêtre suivait la même doctrine qu’eux. Si l’évêque Bonner tentait d’obliger ces églises à revenir à toutes les anciennes pratiques, cela déclencherait de graves troubles, voire des émeutes. Ce qui ne l’empêchait guère d’ailleurs de resserrer ses filets, un nouvel index de livres interdits ayant été récemment publié et des prédicateurs sans patente arrêtés. Que se passerait-il si des mesures coercitives étaient rigoureusement appliquées ? Eh bien, les extrémistes se terreraient, purement et simplement. Déjà, afin de fortifier leurs croyances, certains groupes tenaient chez des particuliers des réunions de discussion biblique illégales.
Lorsque je regagnai ma maison de Chancery Lane, située un peu plus haut que Lincoln’s Inn, j’étais vanné. Si je humai avec plaisir l’odeur de poisson grillé venant de la cuisine où Joan, ma gouvernante, préparait le déjeuner, j’attendais avec impatience
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