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Quand un roi perd la France

Quand un roi perd la France

Titel: Quand un roi perd la France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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doute
compris le danger et modifié aussitôt sa manœuvre. Or, le roi Jean laissa aux
chevaliers d’Angleterre tout le temps de répéter à son encontre la charge qui
venait de si bien leur réussir. Ils ont déboulé sur lui, lances basses, et ils
ont rompu son front de bataille.
    Pauvre Jean II ! Son père,
le roi Philippe, avait été déconfit à Crécy pour avoir lancé sa chevalerie
contre la piétaille, et lui se faisait étriller, à Poitiers, tout précisément
pour la raison inverse.
    « Que faut-il faire quand on
affronte des gens sans honneur qui toujours emploient des armes autres que les
vôtres ? » C’est ce qu’il m’a dit ensuite, quand je l’ai revu. Du
moment qu’il s’avançait à pied, les Anglais auraient dû, s’ils avaient été de
preux hommes, rester à pied de même. Oh ! il n’est pas le seul prince qui
rejette la faute de ses échecs sur un adversaire qui n’a pas joué la règle du
jeu choisie par lui !
    Il m’a dit aussi que la grande
colère où ceci l’avait mis lui renforçait les membres. Il ne sentait plus le
poids de son armure. Il avait rompu sa masse de fer, mais auparavant il avait
assommé plus d’un assaillant. Il aimait mieux, d’ailleurs, assommer que
pourfendre ; mais puisqu’il ne lui restait plus que sa hache d’armes à
deux tranchants, il la brandissait, il la faisait tournoyer, il l’abattait. On
eût dit un bûcheron fou dans une forêt d’acier. De plus furieux que lui sur un
champ de bataille, on n’en a guère connu. Il ne sentait rien, ni fatigue ni
effroi, seulement la rage qui l’aveuglait, plus encore que le sang qui lui
coulait sur la paupière gauche.
    Il était si sûr de gagner, tout à
l’heure ; il avait la victoire dans la main ! Et tout s’est écroulé.
À cause de quoi, à cause de qui ? À cause de Clermont, à cause d’Audrehem,
ses méchants maréchaux trop tôt partis, à cause de son connétable, un
âne ! Qu’ils crèvent, qu’ils crèvent tous ! Là-dessus, il peut se
rassurer, le bon roi ; ce vœu-là au moins est exaucé. Le duc d’Athènes est
mort ; on le retrouvera tout à l’heure contre un buisson, le corps ouvert
par un coup de vouge et piétiné par une charge. Le maréchal de Clermont est
mort ; il a reçu tant de flèches que son cadavre ressemble à une roue de
dindon. Audrehem est prisonnier, la cuisse traversée.
    Rage et fureur. Tout est perdu, mais
le roi Jean ne cherche qu’à tuer, tuer, tuer tout ce qui est devant lui. Et
puis tant pis, mourir, le cœur éclaté ! Sa cotte d’armes bleue brodée des
lis de France est en lambeaux. Il a vu tomber l’oriflamme, que le brave
Geoffroy de Charny serrait contre sa poitrine ; cinq courtilliers étaient
sur lui ; un bidau gallois ou un goujat irlandais, armé d’un mauvais
couteau de boucher, a emporté la bannière de France.
    Le roi appelle les siens. « À
moi, Artois ! À moi, Bourbon ! » Ils étaient là il n’y a qu’un
moment. Eh oui ! Mais à présent, le fils du comte Robert, le dénonciateur
du roi de Navarre, le géant à petite cervelle… « Mon cousin Jean, mon
cousin Jean »… est prisonnier, et son frère Charles d’Artois aussi, et
Monseigneur de Bourbon, le père de la Dauphine.
    « À moi, Regnault, à moi
l’évêque ! Fais-toi entendre de Dieu ! » Si Regnault Chauveau
parlait à Dieu en ce moment-là, c’était face à face. Le corps de l’évêque de
Châlons gisait quelque part, les yeux clos sous la mitre de fer. Personne ne
répondait plus au roi qu’une voix en mue qui lui criait : « Père,
père, gardez-vous ! À droite, père, gardez-vous ! »
    Le roi a eu un moment d’espoir en
voyant Landas, Voudenay et Guichard reparaître dans la bataille, à cheval. Les
fuyards s’étaient-ils repris ? Les bannières des princes revenaient-elles,
au galop, pour le dégager ? « Où sont mes fils ?
    — À l’abri, Sire ! »
    Landas et Voudenay avaient chargé.
Seuls. Le roi saurait plus tard qu’ils étaient morts, morts d’être retournés au
combat pour qu’on ne les crût pas lâches, après avoir sauvé les princes de
France. Un seul de ses fils reste au roi, le plus jeune, son préféré, Philippe,
qui continue de lui crier : « À gauche, père, gardez-vous ! Père,
père, gardez-vous à droite… » Et qui le gêne, disons bien, autant qu’il ne
l’aide. Car l’épée est un peu lourde dans les mains de l’enfant pour être bien
offensive, et il faut au roi Jean

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