Quand un roi perd la France
l’écuyer qui l’accompagnait toujours, un géant du nom
d’Ernauton d’Espagne, peut-être son demi-frère adultérin ; de même qu’on
reconnaissait les deux énormes chiens pyrénéens dont il se faisait suivre,
tenus en laisse par un varlet. Sur le dos d’un des chiens, un petit singe se
tenait assis… Un grand seigneur inhabituel, plus fastueux que les plus fastueux,
était dans la capitale, et chacun en parlait.
Je vous conte cela par le
menu ; mais en ce mauvais juillet, nous étions sur l’escalier des
drames ; et chaque marche importe.
Vous aurez à gouverner un gros
comté, Archambaud, et dans des temps, je gage bien, qui ne seront pas plus
aisés que celui-ci ; on ne se relève point en quelques années de la chute
où nous voilà.
Gardez bien ceci en mémoire :
dès lors qu’un prince est médiocre de nature, ou bien affaibli par l’âge ou par
la maladie, il ne peut plus maintenir l’unité de ses conseillers. Son entourage
se partage, se divise, car chacun en vient à s’approprier les morceaux d’une
autorité qui ne s’exerce plus, ou s’exerce mal ; chacun parle au nom d’un
maître qui ne commande plus ; chacun échafaude pour soi, l’œil sur
l’avenir. Alors les coteries se forment, selon les affinités d’ambition ou de
tempérament. Les rivalités s’exaspèrent. Les loyaux se groupent d’un côté, et
de l’autre les traîtres, qui se croient loyaux à leur manière.
Moi, j’appelle traîtres ceux qui
trahissent l’intérêt supérieur du royaume. Souvent, c’est qu’ils sont
incapables de l’apercevoir ; ils ne voient que l’intérêt des
personnes ; or, ce sont eux, hélas, qui généralement l’emportent.
Autour du roi Jean, deux partis
existaient comme ils existent aujourd’hui autour du Dauphin, puisque les mêmes
hommes sont en place.
D’un côté, le parti du chancelier
Pierre de La Forêt, l’archevêque de Rouen, que seconde Enguerrand du
Petit-Cellier ; ce sont hommes que je tiens pour les plus avertis et les
plus soucieux du bien du royaume. Et puis de l’autre Nicolas Braque, Lorris, et
surtout, surtout, Simon de Bucy.
Peut-être l’allez-vous voir à Metz.
Ah ! défiez-vous toujours de lui et des gens qui lui ressemblent… Un homme
à tête trop grande sur un corps trop court, déjà c’est mauvais signe, redressé
comme un coq, assez malappris et violent dès qu’il cesse d’être taciturne, et
plein d’un immense orgueil, mais dissimulé. Il savoure le pouvoir exercé dans
l’ombre, et n’aime rien tant qu’humilier, sinon perdre, tous ceux qu’il voit
prendre trop d’importance à la cour ou trop d’influence sur le prince. Il
imagine que gouverner, c’est seulement ruser, mentir, échafauder des machines.
Il n’a point de grande idée, seulement de médiocres desseins, toujours noirs,
et qu’il poursuit avec beaucoup d’obstination. Petit clerc du roi Philippe, il
a grimpé jusqu’où il est… premier président au Parlement et membre du Grand
Conseil… en s’acquérant réputation de fidélité, parce qu’il est autoritaire et
brutal. On a vu cet homme, rendant la justice, obliger des plaideurs mécontents
à s’agenouiller en plein prétoire pour lui demander pardon, ou bien faire
exécuter d’un coup vingt-trois bourgeois de Rouen ; mais il prononce aussi
bien des acquittements arbitraires ou renvoie indéfiniment de graves affaires,
pour pouvoir tenir les gens à sa discrétion. Il sait ne pas négliger sa
fortune ; il a obtenu de l’abbé de Saint-Germain-des-Prés l’octroi de la
porte Saint-Germain, aussitôt nommée porte de Bucy, et par là il touche péage sur
une bonne part de tout ce qui roule dans Paris.
Dès lors que La Forêt avait négocié
l’hommage de Phœbus, Bucy y était opposé et bien résolu à faire échouer
l’accord. C’est lui qui alla au-devant du roi, venant de Breteuil, et lui
glissa : « Phœbus vous nargue dans Paris par un grand étalage de
richesse… Phœbus a reçu à deux reprises le prévôt Marcel… J’ai soupçon que
Phœbus complote, avec sa femme et la reine Blanche, l’évasion de Charles le
Mauvais… Il faut exiger de Phœbus l’hommage pour le Béarn… Phœbus ne tient pas
de bons propos sur vous… Prenez garde, en accueillant trop gracieusement
Phœbus, de blesser le comte d’Armagnac, dont vous avez grand besoin en
Languedoc. Certes, le chancelier La Forêt a cru bien faire ; mais La Forêt
est trop coulant avec les amis de vos
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