Quand un roi perd la France
Chartres. » J’y fus, moi, tandis que
Capocci faisait le vaniteux à Paris…
Où sommes-nous ici ?
Brunet !… le nom de ce bourg ?… Et Poivres, avons-nous passé
Poivres ? Ah ! bon, c’est en avant. On m’a dit que l’église en était
digne d’être regardée. D’ailleurs, toutes ces églises de Champagne sont fort belles.
C’est un pays de foi…
Oh ! je ne regrette pas d’avoir
vu le camp de Chartres, et j’eusse voulu que vous le vissiez aussi… Je
sais ; vous avez été dispensé de l’ost afin de suppléer votre père,
malade, pour contenir les Anglais, vaille que vaille, hors de Périgord… Cela vous
a peut-être sauvé d’être aujourd’hui couché sous une dalle, dans un couvent de
Poitiers. Peut-on savoir ? La Providence décide.
Alors, imaginez Chartres :
soixante mille hommes, au bas mot, campant dans la vaste plaine que dominent
les flèches de la cathédrale. L’une des plus grandes armées, sinon la plus
grande, jamais réunies au royaume. Mais séparée en deux parts bien distinctes.
D’un côté, alignées en belles files
par centaines et centaines, les tentes de soie ou de toile teinte des bannerets
et des chevaliers. Le mouvement des hommes, des chevaux, des chariots
produisait là un grand fourmillement de couleurs et d’acier, sous le soleil, à
perte de vue ; et c’était de ce côté que venaient installer leurs
éventaires roulants les marchands d’armes, de harnais, de vin, de mangeaille,
ainsi que les bordeliers amenant de pleins chariots de filles, sous la
surveillance du roi des ribauds… dont je n’ai toujours pas retrouvé le nom.
Et puis, à bonne distance, bien
séparés, comme dans les images du Jugement dernier… d’un côté le paradis, de
l’autre l’enfer… les piétons, sans autre abri, sur les blés coupés, qu’une
toile soutenue par un piquet, quand encore ils avaient pris le soin de s’en
munir ; une immense plèbe au hasard répandue, lasse, sale, désœuvrée, qui se
groupait par terroir et obéissait mal à des chefs improvisés. D’ailleurs à quoi
eût-elle obéi ? On ne lui donnait guère de tâches, on ne lui commandait
aucune manœuvre. Toute l’occupation de ces gens, c’était la recherche de la
nourriture. Les plus malins s’en allaient chaparder du côté des chevaliers, ou
bien piller les basses-cours des hameaux voisins, ou bien braconner. Derrière
chaque talus on voyait trois gueux assis sur leurs talons, autour d’un lapin en
train de rôtir. Il y avait de soudaines ruées vers les chariots qui
distribuaient du pain d’orge, à des heures irrégulières. Ce qui était régulier,
c’était le passage du roi, chaque jour, dans les rangs des piétons. Il
inspectait les derniers arrivés, un jour ceux de Beauvais, le lendemain ceux de
Soissons, le surlendemain ceux d’Orléans et de Jargeau.
Il se faisait accompagner, entendez
bien, de ses quatre fils, de son frère, du connétable, des deux maréchaux, de
Jean d’Artois, de Tancarville, qui sais-je encore… d’une nuée d’écuyers.
Une fois, qui se trouva être la
dernière, vous allez voir pourquoi… il me convia comme s’il me rendait grand
honneur. « Monseigneur de Périgord, demain, s’il vous plaît de me suivre,
je vous emmène à la montrée. » Moi, j’attendais toujours de m’accorder
avec lui sur quelques propositions, si vagues fussent-elles, à transmettre aux
Anglais, pour pouvoir accrocher un commencement de négociation. J’avais proposé
que les deux rois commissent des députés pour dresser la liste de tous les
litiges entre les deux royaumes. Rien qu’avec cela, on pouvait discuter pendant
quatre ans.
Ou bien, je cherchais un autre
abord, tout différent. On feignait d’ignorer les litiges et l’on engageait les
préliminaires sur les préparatifs d’une expédition commune vers Constantinople.
L’important, c’était de commencer à parler…
J’allai donc traîner ma robe rouge
dans cette vaste pouillerie qui campait sur la Beauce. Je dis fort bien :
pouillerie, car au retour Brunet dut me chercher les poux. Je ne pouvais tout
de même pas repousser ces pauvres hères qui venaient baiser le bas de ma
robe ! L’odeur était encore plus incommodante qu’à Breteuil. La nuit
précédente un gros orage avait crevé, et les piétons avaient dormi à même le
sol détrempé. Leurs guenilles fumaient sous le soleil du matin, et ils puaient
ferme. L’Archiprêtre, qui marchait devant le roi, s’arrêta.
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