Qui ose vaincra
sera tombé, de deux heures en deux heures. Les
deux derniers tenteront de gagner en vélo une gare plus éloignée que Vannes ou’Redon. »
Pendant des mois les
parachutistes avaient été entraînés au repérage en rase campagne, à la marche à
la boussole. Dans l’esprit de leurs instructeurs, ils allaient être appelés à
se mouvoir à travers champs, bois et forêts, se terrant comme des bêtes, évoluant
par bonds prudents, s’entourant d’extrêmes précautions. C’était absurde. Ils
étaient français, ils étaient nantis de papiers d’identité : ils
comprirent que le train et la foule constituaient leur meilleur abri.
De Vannes qu’il gagna à
pied, Bergé prit son billet pour Paris et fit un voyage paisible dans le
couloir d’un wagon de troisième classe.
Le 17 mars, vers 16
heures, il traversait la place de Rennes, ébahi par l’ambiance paisible, par la
promiscuité indifférente des Parisiens et de leurs occupants.
Bergé ne connaît
personne à Paris. En tout cas personne sur qui il soit sûr de pouvoir compter. Son
idée est de rencontrer la mère d’Éliane, sa fiancée. Il est possible qu’elle l’éconduise,
il est impensable qu’elle le trahisse. « Elle dirige le centre de
Croix-Rouge de la gare du Nord », avait affirmé Éliane qui ne possédait
pas d’autre adresse.
Bergé s’engouffre dans
le métro, emprunte la ligne directe Montparnasse-Gare du Nord. Dans le wagon
bourré, il connaît une légitime angoisse. Un militaire de la Wehrmacht est
collé à lui ; sa hanche épouse la musette que Bergé porte en bandoulière
et qui contient son Colt et six chargeurs. À chaque station, au moment où la
rame freine, il sent l’arme qui laboure le flanc de l’Allemand. Bergé transpire,
de grosses perles de sueur dégoulinent de son front, chatouillent son cou, glissent
lentement dans l’échancrure de sa chemise sale. Il n’ose pas s’essuyer par
crainte d’agiter davantage la musette.
Sur le quai de la
station Gare du Nord, Bergé s’affale un long instant sur le banc, ses
cuisses tremblent, il ne peut s’empêcher de penser qu’il vient de risquer sa
vie bêtement. Cette question des armes avait été débattue longuement avec ses
hommes avant leur départ de Bretagne. Aucun d’eux n’avait pu se résoudre à se
séparer de son pistolet. François Rénaux s’était chargé d’ensevelir les
explosifs et les mitraillettes, mais chaque parachutiste avait tenu à conserver
son arme individuelle.
Bergé monte les
escaliers qui mènent à la gare. Il a partiellement retrouvé son sang-froid, mais
il n’est pas à l’aise. L’idée d’affronter la mère d’Éliane dans cet état de
saleté le tourmente : il a davantage l’allure d’un clochard en quête d’un mauvais
coup que d’un officier de l’armée française. En outre, Georges Bergé est un
timide. Il est issu d’une famille modeste ; lorsqu'une âpre anxiété l’étreint.
M lle de Boisboisselles, Lady Mac-Douglas-Lucas, ces noms
qui tournent et retournent dans sa tête représentent une muraille de traditions
face à laquelle – il en est persuadé – il va bafouiller et faire preuve d’une
humiliante maladresse.
Le capitaine pourrait
aisément se renseigner dans le hall de la gare. Il préfère déambuler et fureter ;
inconsciemment, il gagne du temps. Lorsqu’il trouve la haute porte vitrée sur
laquelle il lit : Centre de la Croix-Rouge — Paris-Nord, il
ne peut se résoudre à en franchir le seuil. Il s’accorde un sursis, gagne les
toilettes et tente de rétablir un ordre relatif dans sa tenue répugnante et
fripée. Il s’accorde un second sursis et va ingurgiter un verre de rhum à la
buvette. Enfin Bergé se résout à passer la porte du Centre hospitalier. Plusieurs
infirmières affairées ignorent sa présence. Il s’approche de l’une d’elles et, dans
un souffle, interroge timidement « Savez-vous si Lady Mac-Douglas-Lucas
pourrait me recevoir un instant ? »
L’infirmière le dévisage,
visiblement surprise. « Qui dois-je annoncer ? »
Il allait dire : « Capitaine
Bergé des Forces françaises libres. » C’aurait été tellement rassurant. Il
se reprend et marmonne :
« Bergé. Georges
Bergé. »
Instantanément le
capitaine est introduit dans un bureau dont l’exiguïté rend encore plus
impressionnante la haute et sèche silhouette de lady Mac-Douglas.
« Elle n’est pas
telle que je l’imaginais,
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